Le dirigeable R-100 au Québec (1930)

Durant l'été 1930, le plus grand dirigeable du monde passe deux semaines au Canada, après avoir traversé l'océan Atlantique.

Le dirigeable R-100 amarré à son mât d'ancrage à l'aérodrome de St-Hubert
La Presse, 16 août 1930

Conférence impériale de 1926

Le 29 octobre 1926, lors de la conférence impériale réunissant les chefs de gouvernement des colonies et dominions de l'Empire britannique, le ministre de l'aviation britannique avait présenté un ambitieux projet de service aérien par dirigeable. En partant de Londres, ce service aurait permis d'atteindre le Canada en deux jours et demi, les Indes en cinq jours et la Nouvelle-Zélande en treize jours. Deux immenses dirigeables étaient déjà en construction en Grande-Bretagne (le R-100 et le R-101), et le premier ministre canadien Mackenzie King s'était alors engagé à ériger un mât d'ancrage en territoire canadien.

Le Devoir, 18 novembre 1926

Construction d'un mât d'ancrage à Saint-Hubert

Le mât d'ancrage est construit en 1928 à l'aérodrome de Saint-Hubert par le montréalais J.A. Adam.

Construction du mât d'ancrage à Saint-Hubert
 (La Presse, 26 juillet 1928) 

Haut de 206 pieds (63 mètres), il s'agit d'un des mâts d'ancrage les plus modernes du monde. Il est muni d'un ascenseur et est beaucoup plus haut que les mâts américains. Le nez du dirigeable s'insère dans une cavité située au sommet du mât; cette partie est libre de tourner.

Le mât d'ancrage à Saint-Hubert
(La Patrie, 30 juillet 1930)

Départ de Cardington

Le R-100 part de Cardington le 29 juillet 1930 à 3h45 avec 44 passagers à bord.

"Le départ s'effectua sans aucune difficulté. Le puissant moteur Rolls-Royce commença à ronfler un peu après 3 heures a.m. et le vrombissement s'accentua davantage, à mesure que le moment du départ approchait. Alors, la foule fit entendre des acclamations frénétiques, des cris de joie, des hourrahs. Les cordes d'amarrage furent levées et le gigantesque vaisseau aérien s'éleva rapidement pour se diriger vers Liverpool." (La Patrie, 29 juillet 1930)

D'autres dirigeables ont déjà traversé l'Atlantique dans les années précédentes: le R-34, le ZR-3 et le Graf Zeppelin, mais ils sont allés aux États-Unis et non au Canada. Avec sa longueur de 219 mètres et son diamètre de 41 mètres, le R-100 est beaucoup plus gros que ses prédécesseurs. Il pourrait transporter une centaine de personnes à la fois. 

Quant aux avions, les traversées de l'Atlantique sont encore hasardeuses et ne permettent de transporter que quelques personnes à la fois: le vol en solitaire de Charles Lindbergh de New York à Paris n'a eu lieu que 3 ans auparavant. En 1928, le Bremen a traversé l'Atlantique de l'Europe vers l'Amérique en atterrissant d'urgence sur une île isolée, mais bien d'autres tentatives ont tragiquement échoué.

Le long du fleuve Saint-Laurent

La traversée de l'océan par le R-100 s'effectue sans incident. Le 31 juillet, le dirigeable longe le fleuve Saint-Laurent: les résidents de Sainte-Anne-des Monts l'observent à 11h15, ceux de Matane à 11h50, ceux de Pointe-au-Père à 13h et deux de Rivière-du-Loup à 13h55. À ce rythme, on prévoit qu'il atteindra Montréal en début de soirée.


Le Soleil, 31 juillet 1930


La Presse, 31 juillet 1930

La suite du voyage, toutefois, n'est pas de tout repos: une forte bourrasque fait soudainement monter le dirigeable de 2 500 pieds (750 mètres), et cause une large déchirure dans la toile d'un de ses ailerons. En s'accrochant à la structure métallique, des membres de l'équipage réparent temporairement l'aileron avec une toile de rechange. Le dirigeable est alors au-dessus de l'Île d'Orléans mais, puisqu'on a coupé les moteurs pour faciliter la réparation, le vent fait reculer le dirigeable de plusieurs kilomètres. 

À Québec, les milliers de spectateurs rassemblés sur les berges du Saint-Laurent ne comprennent pas très bien ce qui arrive: entre 16h00 et 18h00, le dirigeable est parfois visible au loin, avant de disparaître derrière les collines, mais il ne semble pas pressé d'arriver!

La réparation de l'aileron est finalement complétée vers 18h00. Les moteurs sont remis en marche et le R-100 survole Québec vers 19h00.

Le R-100 au-dessus de la ville de Québec
(Carte Postale)

Le R-100 survole le pont de Québec
Source: BAnQ, Fond Action Catholique

Vers 21h30, aux environs de Trois-Rivières, un violent orage cause de nouveaux retards dans la progression du dirigeable.

Pendant ce temps, des milliers de personnes l'attendent à l'aérodrome de Saint-Hubert, où on avait espéré son arrivée en début de soirée. À 23h30, lorsqu'on confirme à la radio que le R-100 ne pourra s'ancrer à son mât que le lendemain matin, des milliers de personnes déçues retournent à Montréal, créant un embouteillage monstre. D'autres choisissent de passer la nuit à l'aérodrome, pour être certains de ne rien manquer.

Le R-100 atteint finalement Montréal le 1er août vers 2h30 du matin. Vers 3h00, il survole une première fois la foule qui l'a attendu toute la nuit à l'aérodrome de Saint-Hubert. Il survole un certain temps la région montréalaise en attendant le lever du jour. 

Le processus d'ancrage au mât de l'aérodrome débute vers 5h00 et est complété à 5h35. Le plus grand paquebot aérien au monde est arrivé à bon port, après 79 heures de vol.

La Patrie, 1er août 1930

Lorsque les membres de l'équipage sortent du dirigeable, leur premier geste consiste souvent à allumer une cigarette, puisque fumer est interdit à l'intérieur du dirigeable. Quelques journaux mentionnent spécifiquement le commandant Colmore, habitué de fumer 50 cigarettes par jour, qui a été forcé de s'en abstenir pendant plus de 3 jours.

Publicité de cigarettes Winchester (La Patrie, 2 août 1930)
et de fromage Kraft (La Presse, 31 juillet 1930)
s'associant à la visite du R-100

Quelques jours sont nécessaires pour compléter la réparation de l'aileron déchiré. Pendant ce temps, le dirigeable demeure amarré à son mât d'ancrage, ce qui laisse à la population montréalaise tout le temps nécessaire pour l'admirer. Dans la seule journée du dimanche 3 août, on estime que 300 000 personnes sont allés voir le dirigeable.  Plus de 30 000 personnes ont emprunté les trains du Canadien National qui font la navette entre Montréal et Saint-Hubert, et 40 000 à 60 000 automobiles ont accédé au site. L'accès à l'aéroport est gratuit pour le public, mais on doit parfois en interdire l'accès parce qu'il est rempli à pleine capacité.


Quelques centaines de dignitaires et de journalistes ont le privilège de monter à bord. 

"Une particularité de la visite du dirigeable R-100, pour éviter certains dangers d'ignition par suite de la présence de certains acides, de certains gaz, que toutes les personnes qui sont admises à pénétrer à l'intérieur du dirigeable doivent, au pied de la tour d'ancrage, se débarrasser de leurs chaussures ordinaires et revêtir des souliers spéciaux à semelle de caoutchouc." (La Presse, 4 août 1930)

Voyage en Ontario

Le dimanche 10 août vers 18h15, devant une foule enthousiaste, le R-100 quitte son mât d'ancrage de Saint-Hubert pour une envolée de 24 heures au-dessus de l'Ontario. La population d'Ottawa et de Hull a l'occasion d'admirer le R-100 en vol pendant environ une heure, entre 22h00 et 23h00.

Le Droit, 11 août 1930

Le lendemain matin (le 11 août), le R-100 survole Toronto et Niagara Falls à plusieurs reprises entre  5 heures et 9h20, traversant ensuite le lac Ontario pour retourner à Montréal.

Retour à Montréal

Le dirigeable survole le centre-ville de Montréal beaucoup plus tôt que prévu, le 11 août vers 16h00; il survole longtemps Montréal et sa banlieue en attendant le moment propice pour retourner au mât d'ancrage, à 19h45.

Le R-100 au-dessus de Montréal
(carte postale)

Le R-100 au-dessus du Pont Jacques Cartier
(carte postale)

Le R-100 repart en direction de l'Angleterre le 13 août à 21h30, avec des vents favorables qui lui permettent d'aller beaucoup plus rapidement qu'à l'allée. Il survole la ville de Québec à 23h50, mais les observateurs ne voient ses lumières que pendant quelques minutes.  Il est de retour à Cardington, en Angleterre, le 16 août 1930 à midi, après une traversée de 57 heures.¸

Écrasement du R-101

Cette première traversée transatlantique du R-100 est une réussite, et on discute déjà de la prochaine traversée et de la pertinence d'ériger un deuxième mât d'ancrage dans les provinces maritimes. L'histoire en décidera toutefois autrement. Le 5 octobre 1930, le R-101, frère jumeau du R-100, part de Londres en direction de l'Inde, mais il s'écrase en France 7 heures plus tard. 48 personnes sont tuées (huit de ces victimes avaient fait la traversée transatlantique à bord du R-100 quelques mois plus tôt). Le programme de dirigeables britanniques est abandonné. Le R-100 fut démonté en décembre 1931 sans avoir fait d'autres vols que son historique traversée transatlantique.


Épilogue: le Hindenburg au Québec

Le R-100 ne sera toutefois pas le seul dirigeable à avoir survolé le territoire québécois: le 1er juillet 1936, sans s'être annoncé, le dirigeable allemand Hindenburg qui se dirige vers Lakehurst, au New Jersey, longe le fleuve Saint-Laurent pour profiter de vents favorables. Il survole ainsi la ville de Québec à 20h07, Trois-Rivières à 21h08 et Montréal à 22h10. 

Le Hindenburg allait prendre feu quelques mois plus tard, le 6 mai 1937, faisant 35 victimes, ce qui mettra fin de façon définitive à tous les projets de transport par dirigeable.

Le Soleil, 2 juillet 1936


Le Hindenburg survolant la ville de Québec (BAnQ)

Destruction du mât de Saint-Hubert

Le mât d'ancrage de l'aérodrome de Saint-Hubert est dynamité le 13 janvier 1938 car, en plus d'être devenu inutile suite à l'abandon du projet de service aérien par dirigeable, il constitue un risque pour les avions qui atterrissent ou décollent de l'aérodrome. En un peu moins de 10 ans d'existence, il n'aura donc servi qu'à une seule occasion, pendant deux semaines, lors de la visite du R-100 au Canada.

Le Bien Public, 20 janvier 1938

L'Illustration Nouvelle, 14 janvier 1938

La Presse, 14 janvier 1938

Yves Pelletier

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