Tumultueuses élections municipales à Jacques-Cartier (1957)

Coups de feu, résidences saccagées, autos renversées, menaces, arrestations ... le 1er juin 1957, c'est jour d'élections municipales à Ville Jacques-Cartier!

Dimanche-Matin, 2 juin 1957

La campagne électorale

En avril 1957, on annonce la création d'une Ligue de Vigilance Civique dont l'objectif est d'assainir la Ville de Jacques-Cartier, située sur la rive sud de Montréal. Cette banlieue de 40 000 habitants a la triste réputation de servir de repaire au crime organisé, qui y opère des maisons de jeu et des débits de boisson clandestins.  De plus, la ville est sous tutelle depuis quelques années, ayant accumulé une dette de $12 millions à cause de la mauvaise gestion des administrations précédentes.


Le Devoir, 23 avril 1957

"La population de Jacques-Cartier a été victime à maintes reprises, dans le passé, des activités et des machinations d'individus et de clans qui ont recherché leurs intérêts personnels ou ceux de leurs groupes au détriment du bien général. Dans une Cité toute jeune, formée en très grande majorité de citoyens intègres et honnêtes qui ont désiré donner un toit à leur famille au prix de grands sacrifices, les requins de la petite politique et les arrivistes sans conscience ont eu beau jeu. Le temps est venu, pour les citoyens de Jacques-Cartier, de se révolter contre les abus de pouvoir et les violateurs de l'ordre public. Il est urgent que les citoyens de Jacques-Cartier prennent en main les destinés de leurs institutions publiques et de leur vie sociale. (Le Devoir, 23 avril 1957)"

La Ligue de Vigilance n'est pas un parti politique, mais elle apporte publiquement son soutient au candidat à la mairie Joseph-Louis Chamberland, président de la commission scolaire, ainsi qu'à six candidats au poste d'échevin.

Le Courrier du Sud, 16 mai 1957

L'autre candidat à la mairie est Aldéo-Léo Rémillard, un homme d'affaire dont le casier judiciaire est passablement chargé: vol et recel d'automobile, vol par effraction, assaut sur un constable, faux, parjure, vol de coffre-fort... Depuis des années, Rémillard en mène large au conseil municipal de Jacques-Cartier. Il n'hésite pas à intimider ouvertement ses adversaires politiques, grâce à de nombreux fiers-à-bras qui lui obéissent au doigt et à l'oeil, dont André Delisle, Lucien Guay, Kid Girard, Gaby Ferland, Tarzan Plante et Ti-Louis Desrosiers. 

Il semble bien difficile d'obtenir un contrat de voirie quand on n'est pas un ami de Rémillard, et la police municipale semble agir sous ses ordres!

Le Devoir, 21 mai 1957

Le 5 mai, trois employés de Rémillard perturbent cavalièrement une réunion de la Ligue de Vigilance. Les organisateur demandent aux deux policiers présents d'expulser les perturbateurs, mais ces derniers choisissent de quitter les lieux sans intervenir.

Pendant toute la campagne, Le Devoir fait activement campagne contre Rémillard. Le 21 mai, des fiers-à-bras à la solde de Rémillard tentent d'empêcher la vente du journal Le Devoir dans les kiosques à journaux de Jacques-Cartier. Un commis de l'Hôtel de Ville est même congédié pour s'être présenté au travail avec des exemplaires du Devoir en sa possession.

Le 27 mai, trois policiers municipaux se présentent dans les locaux des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes pour y saisir des exemplaires du journal "Le Richelieu", dans lequel Mgr Gérard-Marie Coderre recommande aux fidèles de voter pour les candidats de la ligue de vigilance. Cinq personnes sont alors mises en arrestation sans raison valable. Lors de cette intervention, les policiers sont accompagnés par des fiers-à-bras à la solde de Rémillard!

Le Petit Journal, 26 mai 1957

Pour compliquer les choses, pas moins de trois chefs de polices se succèdent pendant la campagne électorale:  pour remplacer Fernand DeMiffonis qui a été nommé à la police de Trois-Rivières, on engage Georges Allain...qui démissionne avant la fin de sa première journée de travail. Édouard Lefebvre est finalement engagé dans les jours précédents les élections.

Les membres de la ligue de vigilance sont régulièrement menacés.  Une semaine avant les élections, le coffre-fort d'Évariste Forest, président de la ligue de vigilance, est dynamité.

Le Courrier du Sud, 23 mai 1957

Le 20 mai, les curés de la municipalité demandent aux fidèles d'avoir le courage d'exercer leur droit de vote, malgré les intimidations:

"En conclusion, nous croyons devoir affirmer que, dans les circonstances où le bien commun est menacé, chaque citoyen a l'obligation de conscience d'exercer son droit de vote et de porter à l'administration publique des candidats qui offrent de solides garanties d'honnêteté."  (Le Devoir, 20 mai 1957)

Le jour des élections

Le jour des élections débute par le saccage de la résidence de Louis-Philippe Fortin, publiciste de la Ligue de Vigilance. Vers 4 heures du matin, une voisine a vu une douzaine d'hommes fuir les lieux dans trois automobiles. À l'intérieur, ils ont tout saccagé à coups de haches. Puisque M. Fortin avait préalablement reçu des menaces par téléphone, il avait pris la précaution d'amener sa famille passer la nuit à l'extérieur de la résidence.

Saccage dans la maison de Louis-Philippe Fortin, le Devoir 3 juin 1957

La résidence de Willie Champagne, organisateur de la Ligue de Vigilance, a également été la cible de vandales: on a lancé des pierres dans les vitres, et même tiré des coups de feu en direction de la maison pendant que les résidents s'y trouvaient.

On a cassé avec des pierres les vitrines du commerce d'Évariste Forest, le président de la Ligue de Vigilance dont le coffre-fort avait été dynamité la semaine précédente.

Marcel Prévost, organisateur du député fédéral, a reçu deux fois la visite des vandales: ils ont d'abord renversé sa Cadillac sur le côté, puis on tiré des projectiles dans les vitrines de son commerce.

Au moins cinq voitures ont été renversées à différentes endroits de la ville.

Auto renversée le jour de l'élection, La Patrie 3 juin 1957

Au moins 300 "bouncers" déambulent dans les rues afin d'intimider les citoyens qui voudraient exercer leur droit de vote.  La totalité des membres de la police municipale de Jacques-Cartier est en service dès l'ouverture des bureaux de scrutin, mais il ne sont qu'une trentaine...

Tel qu'il l'avait annoncé des les jours précédents, le nouveau chef de police Édouard Lefebvre a demandé l'aide de la police provinciale, qui a dépêché quelques dizaines de policiers supplémentaires.

À midi, le maire sortant Julien Lord lit l'acte d'émeute: les attroupements de plus de 3 personnes sont désormais interdits sur tout le territoire de la municipalité. À partir de ce moment, il est plus facile pour les policiers de mettre d'incarcérer les intimidateurs; les actes de violence ont diminuent.

Sur l'insistance de Aldéo-Léo Rémillard, le citoyen Gilles Constantineau est emprisonné pour la simple raison qu'il a oublié ses cartes d'identité dans son automobile quand il s'est présenté pour voter. Il reste donc enfermé dans une cellule pendant 12 heures. (La Presse, 6 décembre 1960)

À la fermeture des bureaux de vote, les boîtes de scrutin sont transportées sous forte surveillance policière. Malgré tout, un certain Jacques Tessier est arrêté pour avoir déchiré des bulletins de vote.

Boites de scrutin sous escorte policière, La Patrie 3 juin 1957



Résultats du scrutin



À l'issue de cette journée mouvementée, le candidat approuvé par la Ligue de Vigilance, Joseph-Louis Chamberland, est élu maire, ayant recueilli 2492 votes, alors que son adversaire Aldéo-Léo Rémillard doit de contenter de 1616 votes.

Un troisième candidat, Georges Chamberland, ne reçoit que 323 votes. Ce deuxième Chamberland, qui n'a jamais participé à la campagne électorale, avait posé sa candidature dans le seul but de détourner une partie des votes destinés à Joseph-Louis Chamberland (comme nous l'avons vu dans cet autre article, il s'agissait d'une stratégie assez courant dans les années 1950).

Des six échevins élus, trois ont été approuvés par la Ligue de Vigilance, alors que les trois autres sont plutôt des sympathisants de Rémillard.

Dans les jours suivant l'élection, André Camaraire, qui a été élu échevin avec l'approbation de la ligue de Vigilance , est hospitalisé après avoir été victime d'un assaut: on lui fait 10 points de suture à l'hôpital. (le Devoir, 12 juin 1957)


Comparution des fauteurs de trouble

Le 3 juin, 21 hommes comparaissent devant le juge Armand Cloutier, après avoir été arrêtés pour s'être attroupés malgré la promulgation de la loi de l'émeute. Le juge Cloutier établit à $1000 le montant de la caution.

"C'est un crime très grave que de vouloir ainsi entraver l'expression libre de la volonté populaire. Il faut que tous les gens sachent qu'à l'avenir, de semblables gestes ne seront plus tolérés par les tribunaux." (Juge Armand Cloutier).

La Patrie, 3 juin 1957

Le juge Gérald Almond ne semble pas voir les choses de la même façon, toutefois. Le 11 juin, il acquitte tous les accusés, sous prétexte que la proclamation de la loi d'émeute n'était pas pertinente dans ces circonstances.

La fin d'Aldéo-Léo Rémillard au conseil municipal? Pas du tout!

Suite à cette défaite, Aldéo-Léo Rémillard ne s'avoue pas vaincu: il sera élu finalement élu maire de Ville Jacques-Cartier en 1960, jusqu'à ce que l'Assemblée Nationale modifie une loi spécialement pour le forcer à démissionner! 

Yves Pelletier


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