Un faux vol de bulletins de votes à Sainte-Geneviève (1957)

Il est assez rare que des élections visant à élire le maire d'une municipalité de moins de 5000 habitants attire l'attention de tous les journaux du Québec. C'est pourtant ce qui est arrivé à l'été 1957, lorsque les élections municipales de Sainte-Geneviève, en banlieue de Montréal, ont dû être retardées suite à une rocambolesque histoire de bulletins de votes volés.

Le Devoir du 16 juillet 1957

Le scrutin devait initialement avoir lieu le lundi 15 juillet 1957; à cette occasion, les citoyens de Sainte-Geneviève allaient pouvoir décider de reconduire le maire sortant, Armand Lacombe, ou encore de le remplacer par l'autre candidat, Roméo Labrosse. 

Roméo Labrosse souhaitait instaurer au conseil municipal un nouveau climat de collaboration;  il reprochait à Armand Lacombe de gouverner de façon autocratique, sans tenir compte des opinions des échevins. De plus, M. Labrosse accusait son adversaire d'avoir produit une liste électorale non-conforme, qui contenait certains noms inscrits en double et des noms de personnes décédées, ou ne résidant plus à Sainte-Geneviève depuis quelques années.

Le 15 juillet vers 7h50, quelques minutes avant l'ouverture du bureau de vote, le maire Lacombe a annoncé aux personnes présentes que les élections devaient malheureusement être reportées, puisque les bulletins de vote avaient été dérobés! 

D'après le maire Lacombe, un homme armé s'était présenté au domicile de Roland Graton, le secrétaire trésorier de Sainte-Geneviève, qui était également président d'élections. À la pointe d'un revolver, l'inconnu avait obligé M. Graton à boire un grand verre d'alcool, suite à quoi M. Graton avait sombré "dans un état de torpeur". À son réveil, il avait constaté que les bulletins de vote étaient disparus.

La Presse du 18 juillet 1957

Outré de constater qu'on le soupçonne d'avoir lui-même orchestré cette irrégularité (possiblement dans l'espoir de demeurer en poste si le gouvernement décidait d'annuler les élections), Armand Lacombe convoque les journalistes à une conférence de Presse à son domicile, le 17 juillet à 15 heures.

Les nombreux journalistes qui se présentent au rendez-vous ont toutefois la surprise de constater que M. Lacombe ne désire plus leur parler. Après les avoir fait attendre devant sa porte pendant de longues minutes, il leur dit qu'il n'a "pas grand chose à déclarer". Il interrompt brusquement la discussion pour répondre au téléphone et, vers 16h30, puisque les journalistes sont encore présents devant sa porte, il sort à nouveau pour leur indiquer qu'il ne peut malheureusement pas répondre à leurs questions car il n'a pas en sa possession les procès verbaux des réunions du conseil municipal.

Pourquoi M. Lacombe cherche-t-il à éviter les journalistes qu'il avait lui-même invités? C'est que les choses ne se passent pas exactement comme il l'avait espéré: interrogé pendant deux heures par le capitaine-détective Marcel Patenaude de la police provinciale, Roland Graton est passé aux aveux! 

Le capitaine-détective Patenaude annonce ce soir là que les bulletins de vote n'ont pas été volés, et que Roland Graton n'a jamais été drogué à la pointe d'un revolver. De plus, on a récupéré 1600 des 4000 bulletins de vote qui avaient été imprimés (les autres ayant été détruits deux jours avant la date des élections). Il refuse de donner plus de détails aux journalistes pour l'instant, précisant qu'un rapport complet sera soumis au procureur général du Québec (qui n'est nul autre que Maurice Duplessis).

Peu de temps après sa conférence de presse avortée, le maire sortant Armand Lacombe est à son tour interrogé par les policiers. Suite à cet interrogatoire, il s'efforce encore une fois d'éviter les journalistes qui l'attendent à la sortie du quartier général de la police: après avoir attendu 3 heures dans l'espoir que les journalistes finissent par s'en aller, il quitte les lieux en taxi, abandonnant sa voiture de luxe dans le stationnement.

On apprend de plus que le fils de M. Lacombe, qui se nomme lui aussi Armand Lacombe, a également été interrogé par les policiers.

Des nouvelles élections sont tenues le 12 août 1957, le président des élections étant, cette fois-ci, Aquila Cousineau. À la surprise générale, Armand Lacombe s'est à nouveau porté candidat. À ce moment, son implication exacte dans la tentative de fraude n'a toujours pas été rendue publique, mais sa tendance à fuir les journalistes a éveillé bien des soupçons.

Sans trop de surprise, c'est Roméo Labrosse qui est élu, avec 74% des votes en sa faveur (Roméo Labrosse est demeuré maire de Sainte-Geneviève, puis de Pierrefonds, jusqu'en 1963).

La Presse du 13 août 1957

Suite aux élections, Roland Graton est congédié de son poste de secrétaire trésorier, puis accusé de méfait public. C'est à l'occasion de son enquête préliminaire qu'on apprend sa version des faits.  M. Graton a expliqué que c'est "dans un moment de dépression nerveuse" qu'il a accepté de laisser M. Lacombe détruire les bulletins. Après avoir récupéré les bulletins chez un imprimeur de Pont-Viau, M. Graton les a déposés dans l'automobile de M. Lacombe. Quant au récit impliquant un homme armé qui l'aurait forcé à boire de l'alcool, il avait été forgé par le maire Lacombe.

Le 18 avril 1958, Roland Graton est acquitté parce que le juge Willie Proulx considère que son témoignage a été obtenu illégalement par les policiers.

L'ex-maire Armand Lacombe ainsi que son fils Armand Lacombe Jr. ont été accusés du vol des bulletins de vote, mais ils ont prétendu que Roland Graton était le cerveau de l'affaire. Le juge Willie Proulx (encore lui) a acquitté Armand Lacombe Sr., qui prétendait essentiellement ne pas avoir été au courant des malversations du secrétaire-trésorier.  Le juge a toutefois condamné Armand Lacombe Jr. à une amende de $200 et à une journée de prison (Lacombe Jr. avait admis avoir détruit des bulletins de vote, mais prétendait qu'il avait obéi aux ordres de Roland Graton).

Bref, après avoir violé les droits de quelques milliers de citoyens, les responsables de la fraude n'ont eu qu'à dire "c'est pas moi, c'est lui" pour éviter d'être punis!

Yves Pelletier (Facebook)

Sources documentaires consultées:

  • Élections remises à Ste-Geneviève, Le Devoir, 16 juillet 1957
  • Québec nommerait des administrateurs, Le Soleil, 17 juillet 1957
  • Directives attendues du procureur général sur l'élection manquée de Ste-Geneviève, La Presse, 18 juillet 1957 
  • Le vol des bulletins: une mystification, Le Devoir, 18 juillet 1957
  • La comédie de Ste-Geneviève, La Patrie, 21 juillet 1957
  • Deux surprises à Sainte-Geneviève, La Presse, 8 août 1957
  • M. Roméo Labrosse élu à Ste-Geneviève, La Presse, 13 août 1957
  • M. Roméo Labrosse, élu maire, Le Devoir, 13 août 1957 
  • M. Graton, accusé de méfait public, devra comparaître, le 4 septembre, le Devoir, 29 août 1957
  • L'ex-secrétaire de Ste-Geneviève avait simulé le vol des bulletins de votation à la demande du maire, La Patrie, 12 septembre 1957
  • L'ex-maire Lacombe, de Ste-Geneviève, acquitté; mais son fils, condamné, La Presse, 11 décembre 1957
  • M. Roland Graton est acquitté, Montréal Matin, 19 avril 1958

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