Décès de l'aubergiste Joe Beef (1889)

Le 15 janvier 1889 à Montréal, l'aubergiste Charles McKiernan, mieux connu sous son surnom "Joe Beef", décède d'une crise cardiaque à l'âge de 53 ans.  Trois jours plus tard, quelques milliers de personnes suivent le cortège funéraire jusqu'au cimetière Mont-Royal. Selon certains observateurs, Montréal n'a jamais vu une telle foule depuis les funérailles du député Thomas D'Arcy McGee, assassiné 20 ans plus tôt. Joe Beef n'était pourtant qu'un simple aubergiste mais, grâce à sa forte personnalité, il avait beaucoup fait parler de lui.

Charles McKiernan (Joe Beef)
Musée McCord Stewart Montréal

Né en Irlande en 1835, Charles McKiernan a d'abord été militaire dans l'Artillerie Royale britannique, qu'il a accompagnée au Canada en 1864 à titre de Cantinier. En 1870, il ouvre sur la rue Claude à Montréal la taverne "Crown and Sceptre", puis déménage un peu plus tard sur la rue de la commune en prenant le nom de "Joe Beef Canteen".

Cantine de Joe Beef
(L'Action Catholique, 15 août 1954)

Cet établissement comporte, au premier étage, la cantine proprement dite, où il est possible de boire et manger à sa faim à faible coût, voire même gratuitement, si on n'a pas les moyens de payer, ainsi qu'un dortoir à l'étage, où il est possible de passer la nuit.

L'établissement attire une clientèle variée, particulièrement chez les moins fortunés:  "des honnêtes gens, des vieux soldats; de pauvres diables versés sur le quai par des navires venant de toutes les parties du monde; des malheureux, que l'abus de boire avait fait échouer là, où ils pouvaient encore avaler, de temps en temps, un verre de whisky qui écorchait le palais; des anciens pensionnaires des prisons cherchant à travailler de différentes manières; des vieux usés; des jeunes à la poitrine déjà défoncée par tous les liquides corrosifs buvables; des vagabonds habitués à coucher dans les terrains vagues durant l'été; tous connaissaient cette maison, où l'on trouvait un lit, pour dix centins, ou où l'on mangeait à sa faim, pour quelques sous." (Le Monde Illustré, 26 janvier 1889)

Publicité de la cantine Joe Beef
L'ordre, 26 novembre 1870

Viande, pain et fromage mature

"Le menu de Joe Beef n'a aucune similitude avec celui des autres restaurants de la ville. La carte du déjeuner ressemble à celle du dîner et celle du souper est absolument semblable aux deux autres. Jambon fumé, boeuf salé ou bouilli, du fromage fort et du pain. Pour cinq cents, les habitués en mangent à bouche que veux-tu. Les pensionnaires, moyennant 10 cents, ont le couvert et le déjeuner." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

"Au fond de la cantine, il y avait le plus gros amoncellement de pain qu'on pouvait trouver à Montréal. Joe Beef achetait tout ce qu'on pouvait lui apporter de pain chaque jour. (...) Il achetait tous les jours 200 livres de viande. Il ne refusait jamais un repas à un pauvre." (La Patrie 22 mai 1938)

McKiernan semble particulièrement fier de sa sélection de fromages. Ses annonces publicitaires mentionnent souvent "fromage grouillant" ou "cheese in full marching order"! "Il nous montra ensuite une trentaine de fromages qui avaient subit les outrages du temps, des fromages grouillants, exhalant une odeur des plus fortes." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

Beaucoup d'alcool

L'alcool coule à flot à la cantine de Joe Beef: "Les habitués de la cantine absorbent en moyenne le contenu de huit barriques de bière par semaine. Chaque barrique contient soixante gallons, soit en tout 480 gallons qui donneraient 7200 verres à 5 cents. D'après ce calcul, la vente de bière seule dans la cantine de Joe met $360 par semaine dans sa caisse. Le débit des autres boissons est à peu près égal." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876). 

En parcourant les journaux de l'époque, on constate que McKiernan a dû payer une amende pour avoir vendu de l'alcool un dimanche (The Daily Witness, 22 août 1872) , pour avoir vendu de l'alcool à un mineur âgé de moins de 16 ans (The Evening Star, 6 mars 1872), etc.

Le dortoir

Le dortoir est situé au troisième étage. Environ 125 couchettes en fer ou en bois sont réparties  dans 22 chambres. Les conversations à voix haute sont strictement interdites, et pas question de demeure au lit après 7 heures le matin.  "S'il arrivait chez lui un pensionnaire dont la propreté était plus que problématique et dont la tête était "colonisée", il lui faisait prendre un bain avant de lui permettre d'aller dans les dortoirs. Le bain était placé à l'entrée de la buvette. Après le bain, Joe Saupoudrait le corps de son pensionnaire avec une poudre jaune contenue dans une poivrière aux proportions gigantesques." (La Patrie, 22 mai 1938)

Un squelette humain!

"Au centre se trouvait, à demi masqué par les loques enfumées d'un vieux drapeau britannique, un squelette humain dont le crâne était complètement noirci par le long séjour qu'il avait fait dans la cantine. Ce squelette était vêtu d'un uniforme rouge de volontaire et portait des insignes d'Odd Fellows. Joe Beef prétendait que ce squelette était celui d'un de ses anciens clients, un prêcheur de tempérance, qui s'était noyé dans les eaux du canal Lachine. Sur l'une des appliques du gaz, il y avait un autre fragment de corps humain tout couvert de crasse. Le cantinier disait que ces ossements avaient appartenu à feu sa belle-mère." (La Patrie, 22 mai 1938)

La ménagerie

Le rez-de-chaussée comporte également une ménagerie où résident quelques animaux sauvages: trois ours, deux "chats-tigres", un bison capturé dans les plaines du Nouveau-Mexique, un petit singe...

Publicité de la Cantine Joe Beef présentant quelques-uns des animaux:
Wildcat Jinney, Buffalo Tom, Big Bear Joe et Poor Little Minney
(Musée McCord Stewart Montréal) 

Au moins un des ours buvait une quantité appréciable de bière, au grand plaisir des visiteurs.

Le Daily Witness du 7 avril 1873 rapporte qu'un dénommé Walter Sherman a été hospitalisé après avoir été gravement blessé par l'ours de Joe Beef.  

La Patrie du 22 mai 1938 parle d'un visiteur originaire de Toronto dont le nez aurait été en partie arraché par un des chats-tigres.

La Presse du 29 avril 1889 rapporte que suite à la mort de Joe Beef, le détective Joseph Gladu a dû abattre ses trois ours, jugés "inutiles et dangereux".

Un colosse au grand coeur

Pour en revenir à Charles McKiernan lui-même, on mentionne souvent sa force herculéenne:

"Joe a un torse magnifique et ferait un excellent modèle pour les formes plastiques.  Le négligé de sa toilette, un pantalon en coutil retenu par une ceinture militaire, une chemise blanche dont les manches sont retroussées jusqu'au milieu de l'humérus, nous laissaient voir le développement extraordinaire de ses muscles. " (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

"On peut constater la force de Joe Beef par ce fait de notoriété universelle. Un jour Joe Beef parlait à son préposé au bar; un client faisait du chahut; sans le regarder, sans discontinuer de parler au préposé, Joe atteignit le client coléreux et l'envoya au pays des rêves rien qu'à lever le bras. Puis il continua à parler, sans même regarder sa victime." (La Patrie, 22 mai 1938)

Ce colosse pouvait se montrer violent  (L'Evening Star du 23 octobre 1873 rapporte qu'il a dû débourser une amande de $10 après avoir battu un de ses employés), mais il pouvait également faire preuve d'une grande générosité.  Par exemple, en 1877, pendant la grève des ouvriers du Canal Lachine, il avait offert gratuitement 3000 gros pains et 500 gallons de soupe pour nourrir les grévistes.

"Sous une apparence grossière, le dompteur de bêtes sauvages avait un coeur d'or. C'était un philanthrope, que pleurent aujourd'hui des milliers de malheureux, d'êtres dépravés, de misérables abrutis, dont la reconnaissance et les meilleurs sentiments se ravivaient pour leur protecteur. Il savait un ascendant magique sur cette population dangereuse et, au milieu de l'établissement où se faisait la gargotte commune, Joe régnait comme un roi." (La Presse, 16 janvier 1889)


Yves Pelletier


D'autres personnages québécois hors du commun:

  • Le géant Beaupré qui mesurait 7 pieds et 8 pouces
  • Le Dr. Henri-Edmond Casgrain: dentiste, inventeur, et propriétaire de la première automobile à rouler dans les rues de Québec.
  • Pauline Garon: née à Montréal, vedette de nombreux films de Hollywood à l'époque du cinéma muet.
  • Howie Morentz, hockeyeur des Canadiens de Montréal, décédé prématurément à la suite d'une blessure.


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