Le meurtre de Jessie Keith à Listowel (1894)

Le 19 octobre 1894, la paisible localité de Listowel, dans le comté de Perth en Ontario, est le théâtre d'un crime atroce.

L'Électeur, 20 octobre 1894

Vers 10h30, la jeune Jessie Keith, âgée d'un peu moins de 14 ans, part de la ferme familiale afin d'aller chercher le journal et quelques provisions dans un commerce de Listowel, situé à un peu plus de 2 km de chez elle. Deux heures plus tard, un ouvrier de la compagnie du Grand Tronc apporte au père de Jessie le journal et le sac d'orge qu'il a trouvé près de la voie ferrée. Ayant croisé Jessie plus tôt dans la journée alors qu'elle était en possession de ces articles, il craint qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave.


Jessie Keith, la victime
(La Presse, 30 mars 1895)

Le père de Jessie se met immédiatement à sa recherche, en compagnie de quelques ouvriers du chemin de fer. Ils trouvent d'abord du sang pas très loin de la voie ferrée et, plus tard, dissimulé sous des feuilles dans un boisé, le cadavre de Jessie Keith.

Le corps, dépouillé de tous ses vêtements, est affreusement mutilé. La gorge a été tranchée d'une oreille à l'autre, et certains organes en ont été retirés (on les retrouvera plusieurs jours plus tard, enterrés à proximité). Un jupon blanc imbibé de sang est enroulé autour de son cou. Ce jupon n'appartenait pas à la victime.

Pierre tombale de Jessie Keith
"While defending her honor she lost her life"

Les soupçons se portent rapidement sur un vagabond à l'allure louche qui a été vu à proximité des lieux du crime ce jour là. Quelqu'un l'a même croisé dans la forêt, alors qu'il portait des vêtements féminins. Après quelques jours de recherche, on parvient à retrouver le suspect près de Cataract, en Ontario.

Il se nomme Amédée Chatelle.  Âgé d'une soixantaine d'années, Chatelle est né à St-Hyacinthe au Québec, mais il a quitté sa famille très jeune pour devenir marin. Il a fait plusieurs fois le tour du monde, a participé à la ruée vers l'or, et aurait été interné un certain temps à Boston pour des problèmes de santé mentale. Il est brièvement retourné à St-Hyacinthe l'année précédente, travaillant pendant deux mois à la compagnie d'électricité du Rapide Plat, avant de reprendre sa vie de nomade.

Amédée Chatelle (La Presse, 29 mars 1895)

Au moment de son arrestation Chatelle est en possession d'une valise noire qui contient des vêtements féminin dont, entre autres, des vêtements que portait Jessie Keith lorsqu'elle a été assassinée. La suite de l'enquête démontrera que cette valise et la plupart  des vêtements féminins qu'elle contient avait été dérobée chez une dame McLeod de Ailsa Craig. Le jupon blanc qui a été trouvé sur le cadavre de Jessie Keith faisait également partie des vêtements volés chez madame McLeod.

Chatelle avoue rapidement son crime.  Il a croisé Jessie Keith sur la voie ferrée et a tenté de l'agresser sexuellement mais sans succès puisqu'elle se débattait énergiquement. Il l'a frappée à la tête avec une pierre et l'a traînée à l'écart avec de l'égorger. Il se dit désolé de ce qui est arrivée, et s'explique mal ce qui lui a pris. Il est emmené par train à Listowel pour subir son enquête préliminaire, où une foule en colère tente de le lyncher.

"Pendant qu'on le ramenait à la prison, Chatelle a répété plusieurs fois, en constatant l'excitation de la foule "Laissez là donc me mettre en pièces, me pendre ou me fusiller. On a prouvé que j'ai commis le crime dont on m'accuse."" (L'Événemement, 27 octobre 1894).

Le procès a lieu à Stratford le 29 mars 1895. Un avocat de Toronto, Me H.M. East, se présente au procès en compagnie de deux médecins, dans le but de démontrer que Chatelle souffre d'aliénation mentale. Mais ce dernier congédie l'avocat, car il refuse d'être considéré comme fou. Chatelle doit donc se défendre seul, sans avocat.

Pendant tout le procès, l'accusé se montre calme, voire insouciant. Il pose occasionnellement des questions incohérentes aux témoins, qui sont parfois incapables de répondre puisque la question est incompréhensible.

"Le prisonnier, son bonnet écossais et sa bible à côté de lui souriait. De temps en temps, il se levait, regardait pour poser une question et semblait aussi sûr de gagner sa cause que si le verdict était déjà rendu en sa faveur." (La Presse, 29 mars 1895)

À la fin, lorsque le juge lui demande s'il a quelque chose à dire aux jurés, Chatelle déclare:

"Non, je n'ai rien à dire aux jurés, à moins que la cour n'insiste. J'ai une mission en vue et c'est une mission secrète, et je ne veux pas la révéler, à moins que le tribunal ne m'ordonne de la révéler. Le sujet est en conformité de l'Évangile, et si vous voulez que je vous donne plus de renseignements, je pourrai plus tard. Il a cité en premier lieu: "Tel est le royaume des cieux." et en second lieu, il s'agit de se conformer à une vraie religion. C'est tout ce que j'ai à dire en ce moment. Je me révélerai quand je serai obligé de me révéler, alors au sujet de cette plainte, je pourrais augmenter ou diminuer. Jusqu'à présent, je suis bien content de la cour et de tout ce qui s'est passé et je crois que c'est tout ce que je dois dire."(La Presse, 31 mai 1895)

Après avoir délibéré pendant 10 minutes, le jury déclare Chatelle coupable de meurtre. Le juge le condamne à être pendu.

"La sentence de mort n'a pas semblé produire sur le prisonnier plus d'effet que le verdict. Sa physionomie n'a pas changé. Elle est restée placide, l'oeil conservant son expression pénétrante et vague. Il a quitté la cour pour retourner en prison du même pas qu'il y était entré, le dos légèrement courbé, la démarche assurée, mais insouciant." (La Presse, 29 mars 1895).

La Presse, 29 mars 1895

Le reporter de La Presse s'étonne de la courte durée du procès:

"Il est certain que les avocats de Montréal, surtout ceux qui sont familiers avec la procédure des tribunaux criminels (qui est essentiellement la même dans tout le pays), ont dû s'étonner, non sans raison, d'apprendre que la cour d'assises du comté de Perth avait trouvé un moyen de commencer un procès pour meurtre à neuf heures du matin, d'assermenter un jury, d'entendre l'exposition de la cause faite par l'avocat de la Couronne, d'assermenter et d'interroger soixante-seize témoins, de passer par toutes les autres formalités nécessaire et de terminer ce mémorable procès avant cinq heures de l'après-midi par une sentence de mort." (La Presse, 30 mars 1895)

Sans mettre en doute la culpabilité de Chatelle et la gravité du crime, qui ne font aucun doute, il est surpris qu'on n'ait nullement tenu compte de sa santé mentale:

"Ce qu'il y a d'étrange, c'est de voir un homme donnant de si grands signes de folie subir de la sorte au pas de course un procès pour meurtre durant lequel il n'est pas plus question de son état mental que de l'homme dans la lune et être condamné séance tenant à la peine capitale." (La Presse, 30 mars 1895)

(À titre de comparaison: dans les mois suivants, le meurtrier Valentine Shortis verra sa peine de mort commuée en peine d'emprisonnement suite à l'intervention du Gouverneur Général.)

Amédée Chatelle a été pendu à la prison de Stratford le matin du 31 mai 1895.


La Presse, 31 mai 1895

En 2010, lors de travaux de rénovations, deux squelettes ont été découverts sur le terrain de la prison de Stratford. On a supposé qu'il s'agissait des restes d'Amédée Chatelle et de Frank Roughmond, les deux seules personnes ayant été exécutées à cet endroit.

Yves Pelletier


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