Les livres obscenes du libraire Desjardins (1894)

Le Monde, 15 octobre 1894

Le 13 octobre 1894, s'ouvre à Québec le procès de Frédéric Desjardins, libraire dans le quartier Saint-Roch. On lui reproche d'avoir vendu à un jeune client de 17 ans deux livres contraires à la morale:  "Onanisme" par le Dr. Pierre Garnier et  "La joie de vivre" par Émile Zola.


La couronne fait entendre cinq témoins, à commencer par  Elzéar Sylvain, 17 ans,  qui déclare s'être présenté chez Desjardins au mois de juin pour acheter les deux livres. Il a dû payer immédiatement, mais n'a obtenu les livres que quelques jours plus tard.

Les témoins suivants sont le Dr Arthur Vallée, le révérend Olivier-Elzéar Mathieu, prêtre et directeur du séminaire de Québec, le Dr Dionne, journaliste et bibliothécaire de la bibliothèque de l'Assemblée Législative et Me Dorion, avocat. Ils sont unanimes pour condamner les deux livres, qui n'ont d'après eux aucune utilité éducative et qui présentent avec beaucoup trop de réalisme des scènes d'onanisme et d'adultère.

Émilie Desjardin, soeur de l'accusé, prétend que c'est elle la propriétaire de la librairie, et non son frère. Elle déclare avoir lu les livres et considère que la jeunesse a intérêt à acquérir au plus tôt les connaissances de la nature.  C'est elle qui pris la commande, estimant que le jeune homme se procurait les livres afin de s'instruire.  L'accusé n'est que son employé, et il n'aurait joué aucun rôle dans cette affaire, étant même absent au moment où le jeune Sylvain s'est présenté au magasin. Cette version est toutefois contredite par Elzéar Sylvain, qui confirme qu'il a donné la commande à Frédéric Desjardins, et que c'est lui qui lui a remis les livres.

Après un quart d'heure de délibération, les jurés rendent un verdict de culpabilité et recommandent le prisonnier à la clémence de la cour. La sentence est prononcée le 19 octobre 1894: le libraire Desjardins est condamné à 6 mois d'emprisonnement. 

Ce verdict ne fait pas l'unanimité. "On va bien rigoler dans les centres civilisés en apprenant le verdict du jury Québécois contre le libraire Desjardins". (Le Monde, 17 octobre 1894)

L'Événement répond: "Que voulez-vous, confrère. La civilisation n'est pas aussi avancée dans ce pauvre Québec, que dans la grande métropole commerciale. Il y a encore ici des gens assez rétrogrades pour croire qu'il existe des lois morales qu'un citoyen, -- qu'il soit libraire ou autre chose -- est tenu de respecter. Imaginez-vous qu'il y a encore à Québec des pères de famille assez peu avancés pour croire coupable l'homme qui enseigne le mal aux fils et aux filles qu'ils ont élevés avec beaucoup de soin, et pour condamner l'individu qui, au mépris des lois du pays, fait métier de perdre les enfants." (L'Événement, 18 octobre 1894).

Le journal La Liberté, publié depuis Ste-Scolastique, émet des réserves: "Nous comprenons que la religion catholique place certains livres à l'Index afin de mettre les ouailles en garde contre ce qui pourrait constituer un danger pour leur foi ou leur vertu. Mais nous ne comprenons pas ce que les autorités judiciaires de Québec ont à faire là-dedans et pourquoi elles se livrent à des persécutions contre les libraires." (La Liberté, 18 octobre 1894)

On trouve encore une fois une réponse dans les pages de l'Événement: "La civilisation n'est peut-être pas aussi avancée à Québec qu'à Ste-Scholastique, mais nous savons distinguer le bien du mal et nous faisons une différence entre un bon libraire et un vendeur d'immondices." (L'Événement, 24 octobre 1894)

La Presse, 25 février 1895

Frédéric Desjardins sera toutefois libéré avant la fin de sa peine. En effet, le 25 février 1895, quelques journaux publient ce communiqué laconique: "Une requête a été présentée au ministre de la justice, demandant la mise en liberté de Frédéric Desjardins, libraire de Saint-Roch, condamné à la prison au dernier terme de la cour criminelle pour vente de livres immoraux. La requête a été reconsidérée et le shérif Gagnon a reçu instruction d'élargir Desjardins, ce qui a eu lieu."

L'éditeur de La Vérité est dans tous ses états: "Nous aimerions bien savoir, d'abord, qui a signé cette requête. Ensuite ce qu'elle affirme, quelles raisons elle allègue à l'appui de cette demande plus qu'étrange. Enfin, quelles considérations ont amené le gouvernement fédéral à annuler virtuellement la sentence du tribunal, sentence juste et salutaire, s'il en fût jamais. Cette mise en liberté a tout l'air d'un véritable scandale, d'un insolent défi porté à l'opinion saine. C'est en même temps une sorte d'encouragement aux vendeurs de livres immoraux, une prime en faveur de l'empoisonnement littéraire." (La Vérité, 2 mars 1895)

Le Morning Chronicle du 26 février 1895 a pourtant publié une lettre d'Adam Burwash qui explique que, parmi les arguments qui ont été adressés au Gouverneur Général pour justifier la libération de Desjardins, on a présenté l'exemple d'un montréalais qui a récemment été condamné à payer une amende de $25 pour avoir vendu des images dont l'obscénité ne faisaient aucun doute. En comparaison, la peine de 6 mois de prisons imposée à Desjardins semble nettement exagérée.

Tout est bien qui fini bien, donc?  Ha non...ce n'est pas tout à fait terminé...

L'Événement, 3 avril 1895

Le 1er avril 1895, on annonce que l'ex-libraire Desjardins a décidé de renoncer à la religion catholique, afin de devenir pasteur baptiste, ce qui ne contribue certainement pas à le rendre plus sympathique aux yeux de la rédaction du journal L'Événement!

Dans la soirée du 2 avril 1895, une foule s'assemble devant la chapelle baptiste, sur la rue Sainte-Marguerite, où a lieu le baptême protestant du libraire Desjardins et de sa soeur. À sa sortie de la chapelle, après la cérémonie, Desjardins est hué par la foule. Protégé par une dizaine de policiers, il retourne chez lui pendant que quelques centaines de jeunes gens le suivent en lui criant des injures.

Un rassemblement similaire a lieu le lendemain soir, pendant une conférence où Desjardins explique la raison de sa conversion. "Après le service, la foule a escorté Desjardins jusqu'à sa demeure, rue d'Aiguillon, en le huant, en lui lançant des boules de neige et en chantant." (L'Événement, 4 avril 1895)

Les circonstances ne sont évidemment pas favorables au maintient de son commerce dans la ville de Québec. Frédéric Desjardins semble ensuite être devenu pasteur baptiste itinérant.

"L'ex-libraire Frédéric Desjardins, qui a apostasié la religion catholique pour se faire baptiste, évangélise actuellement les centres canadiens des États-Unis. Il n'obtient pas toujours le succès si nous en jugeons par les journaux des places qu'il a visités, à Lowell il n'a pu même porter la parole et a dû s'enfuir pour échapper à l'indignation populaire." (Le Spectateur, 5 juillet 1895) 

"Les anciens amis de Frédéric Desjardins seront peut-être heureux de recevoir de ses nouvelles. Ce fameux apôtre dont on se rappelle la bruyante conversion, il y a une couple d'années, est occupé en ce moment à évangéliser les cultivateurs du bas du fleuve. Cette semaine, il prêche à Ste-Anne de la Pocatière, où ses succès n'ont pas encore été extraordinaires. Les gens de là-bas l'appellent "chiniquiste" et ses appels sont reçus très froidement: il paraît même qu'il a été invité à aller travailler ailleurs. Pauvre Frédéric!" (Journal des Campagnes, 26 novembre 1898)


Yves Pelletier


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