Les débuts de la Beatlemania au Québec (1964)
Le Petit Journal, 8 mars 1964 |
De nos jours, les Beatles sont unanimement reconnus comme un groupe qui a révolutionné la musique populaire du vingtième siècle. Cependant, les premiers commentaires à leur sujet dans les médias québécois s'attardaient davantage à leur coupe de cheveux qu'à leurs chansons.
Un des premiers journalistes québécois à mentionner les Beatles est le chroniqueur Raymond Guérin, du journal La Presse. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne les apprécie pas du tout ... au point de leur consacrer trois billets dans la même semaine, en février 1964!
La Presse, 4 février 1964 |
D'abord, le 4 février 1964:
"Quand je dis "chanteurs", je suis évidemment poli. La sorte de sons qu'ils émettent n'a qu'une parenté très lointaine avec le chant proprement dit. Les "Beatles" font dans le rock, le twist, le "yé, yé", et autres, des manifestations nerveuses qui n'ont qu'un rapport fort lointain avec la musique. Mais je n'ai pas besoin d'insister là-dessus. Vous connaissez le genre.
Toutefois, ce qui distingue les "Beatles" des autres farfelus de la chanson, c'est leur coupe de cheveux. Il est possible que vous les ayez vus sur photos; si oui, vous aurez été étonnés des têtes qu'ils ont: Ils ont l'air de femmes! (...)
Voici quatre jeunes gens, à peine sortis des couches de l'adolescence, qui se promènent avec une tignasse monstrueuse, les cheveux sur le front, les cheveux sur les oreilles, les cheveux tout partout, sauf aux endroits par où il faut voir et respirer.
Des têtes? Non, de vadrouilles ambulantes! (...)
Moi, je vous le dis franchement, je vais demander au directeur Josaphat Brunet un permis de porter des ciseaux. Et si je rencontre un des "Beatles", ou quelqu'un qui leur ressemble, je fais des ravages.
(La Presse, 4 février 1964)
Publicité des magasins Morgan, La Presse, 5 février 1964 |
Guérin revient à la charge 3 jours plus tard, suite à la parution d'une publicité des magasins Morgan, qui offrent désormais des disques des Beatles ainsi qu'une "perruque Beatles" (d'après le Petit Journal du 8 mars 1964, la totalité de 1200 perruques ont été vendues en 3 jours):
"Sombre journée que celle de mercredi, où j'aperçus, dans notre journal, une annonce proclamant l'invasion tant redoutée des Beatles à Montréal. Ah! Malheur de nous! Quand je vous disais qu'il fallait craindre le pire...
Les Beatles, ces quatre jeunes échevelés britanniques qui se disent chanteurs, ont fait irruption dans notre trop accueillante cité, non pas en personne - on respire! - mais par voie du disque et du cheveu postiche.
Eh oui! On annonce maintenant la vente de deux microsillons des oeuvres des Beatles. Et pour joindre la douleur de la vue à celle de l'oreille, on offre également aux clients la nouvelle perruque Beatle, "à frange et à accroche-coeur", mes trésors!
Je passe sous silence le phénomène de ceux qui achèteront en tout sérieux cette perruque. Cela relève plutôt de la chronique médicale - côté psychiatrie.
(La Presse, 7 février 1964)
Guérin mentionne les Beatles pour un troisième fois le 10 février 1964 pour déplorer, cette fois, les excès d'enthousiasme de leurs admiratrices:
"J'ai vu les Beatles en personne hier soir, à l'émission de TV d'Ed Sullivan. Ils ont l'air de bons petits garçons. On a envie de les moucher. Hideux, mais bien inoffensifs.
Ce sont les filles de l'auditoire qui font peur! "
(La Presse, 10 février 1964)
Publicité des magasins Morgan, La Presse, 14 février 1964 |
La chronique de Raymond Guérin se voulant humoristique, on peut probablement lui pardonner certaines exagérations. Mais Claude Gingras, responsable de la rubrique "disques", n'est pas beaucoup plus subtil que son confrère:
"Si vous ne connaissez pas encore les Beatles, c'est que vous ne vivez pas sur notre planète! Car il est impossible de les avoir ratés: leurs chevelures en broussaille sont maintenant répandues dans le monde entier, sous forme de petites perruques bon marché, leurs têtes grimaçantes sont dans tous les journaux, leurs gesticulations sont sur tous les écrans de télévision, leurs hurlements sont sur touts les postes de radio. La "beatlemanie" a envahi le monde, et le comble, c'est que la reine-mère d'Angleterre les aime beaucoup, paraît-il.
Le grand avantage de ce disque, c'est qu'on ne les voit pas et qu'on peut les arrêter quand on veut."
(La Presse, 15 février 1964)
La population bien-pensante semble aussi de cet avis. Par exemple, Pierre Caron, un lecteur de la Presse, croise parfois, avec honte et répugnance, de jeunes québécois qui ressemblent aux Beatles:
Or, voici ce qui est survenu l'autre dimanche, et croyez bien que je n’exagère pas. Mon épouse, qui est une personne plutôt placide était dans le vivoir devant l'appareil de TV afin de voir la présentation d’Ed Sullivan: j'étais dans une autre pièce à savourer un bon livre, quand tout à coup j’entendis un cri d'horreur lancé par mon épouse. J'accours pour constater qu'on montrait les "Beatles" sur l'écran. Je vous ferai grâce des mots et jurons que j'ai prononcés. (...)
Pourquoi je suis demeuré devant mon appareil de TV après les nouvelles de l’heure du souper ce même mercredi, je l'ignore. À tout événement, on y présentait, au canal 2, une émission intitulée "Le pain du jour" et quelle ne fut pas ma consternation quand j'ai constaté que quatre jeunes hommes, parmi les interprètes masculins, étaient affublés d'une tête, ou plutôt de quatre têtes presque semblables à celles des "Beatles".
J'ai souvent vu de ces "bibittes", soit à la sortie des élèves de nos collèges classiques, de nos écoles supérieures ou autour de l’université et c'est avec honte, avec répugnance que je constate que ce sont toujours nos jeunes Canadiens français qui portent ce genre de chevelure.
(La Presse, 5 mars 1964)
Le Soleil, 28 janvier 1964 |
En plus de leur influence néfaste sur les préférences capillaires des jeunes hommes, les observateurs s'inquiètent de l'hystérie collective qui s'empare de l'auditoire féminin à chaque apparition publique du quatuor. Le révérend père Jean-Louis Bouillé, alors directeur de la revue L'Actualité, s'indigne de l'inaction du personnel enseignant:
D'un côté, quatre têtes-vadrouilles tablant sur la bêtise humaine avec la bénédiction des rois du show business, pour se faire des sous. De l'autre, un lot de jeunes adolescentes plongées en pleine hystérie, au bord de la névrose. C'était à pleurer. Elles criaient, s'agitaient, se tiraient les cheveux en proie à un véritable délire. Ce spectacle de démence, des millions d'adolescents y ont participé. Deux réflexions nous viennent à l'esprit à la suite de cet événement déprimant au possible.
Comment des adultes, car ce sont eux les responsables, largement payés pour faire honnêtement leur métier, peuvent-ils, de sang froid, accepter de plonger ainsi des âmes neuves en pleine névrose et risquer que ces déséquilibres se prolongent au détriment de toute une vie? (...)
Notre deuxième réflexion porte sur le silence ou tout au moins l'absence de réprobation de nos média d'information et de nos éducateurs. (...) Mais qu'on expose au déséquilibre nerveux et mental les jeunes intelligences en les invitant à participer à des spectacles d'hystérie collective ne semble pas émouvoir outre-mesure ces passionnés de l'éducation.
(Le Bien Public, 26 juin 1964)
Dans une lettre à la Presse, Mireille Barrière, éducatrice, conseille au père Brouillé de ne pas exagérer l'influence des Beatles sur les jeunes québécoises:
Les jeunes, dit le Père Brouillé, sont menacés de déséquilibre mental devant cette hystérie collective. Je vis depuis six mois avec trente jeunes délurées, presque toutes ferventes admiratrices des "Beatles”: elles sont encore très saines d'esprit et ne s'arrachent pas les cheveux. (...)
Combien de nos mères actuelles se sont pâmées devant les yeux nébuleux d'un Valentino et ont perdu conscience le jour de ses obsèques, et pourtant elles sont aujourd'hui parfaitement équilibrées. Chaque âge connaît ses engouements, alors, cessons de nous battre contre des moulins à vent.
(La Presse, 16 mars 1964)
Publicité pour le film "A hard day's night" dans un cinéma de Montréal |
Le 15 mai 1964, les guichets du forum de Montréal sont assailli par des centaines de jeunes qui désirent mettre la main sur des billets pour un des deux spectacles des Beatles, prévus le 8 septembre (une première représentation en après-midi, à 16h00, et une deuxième en soirée, à 20h30). Prix du billet: $5,50. 400 personnes ont passé la nuit à la belle étoile, devant le forum, pour obtenir les meilleurs places; le journaliste non-identifié de la La Presse précise que la plupart d'entre eux s'exprimaient en anglais.
La Presse, 15 mai 1964 |
Le 8 septembre 1964, c'est le grand jour! Près de 12000 personnes sont entassées dans le forum pour écouter leurs idoles (ou plutôt, d'après la description des journalistes, crier à tue-tête pendant toute la durée du spectacle à un point tel qu'on n'entend pas vraiment la musique).
Montréal Matin, 9 septembre 1964 |
Auparavant, les Beatles avaient été accueillis à l'aéroport international de Dorval par environ 3000 admirateurs, malgré la pluie.
Les Beatles à leur arrivée à l'aéroport de Dorval (Photo Journal, 9 septembre 1964) |
Le spectacle dure deux heures: les 90 premières minutes sont assurées par des artistes pas très connus, alors que les Beatles eux-mêmes ne jouent que pendant 35 minutes, offrant à leur public un total de 11 chansons.
La journaliste de La Patrie décrit l'auditoire de la représentation de 16 h: moyenne d'âge: 13 ou 14 ans, majorité féminine à 80%. L'auditoire de la représentation de 20h30 était un peu plus âgé.
La foule a été bruyante, mais aucune spectatrice n'est parvenue à monter sur la scène; on a mentionné que la foule de Montréal avait été la plus disciplinée de la tournée.
Une partie de l'auditoire, pendant le concert des Beatles à Montréal La Patrie, 10 septembre 1964 |
Quelques spectatrices pendant la prestation des Beatles à Montréal (Le Petit Journal, 13 septembre 1964) |
Une jeune spectatrice est transportée par des ambulanciers (Le Petit Journal, 13 septembre 1964) |
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