Le naufrage du Mersey (1903)

Le 13 août 1903, un bateau à vapeur fait naufrage sur le Saint-Laurent. Le capitaine, son second et l'ingénieur en chef s'en tirent indemnes, mais 5 jeunes passagers et membres d'équipage meurent noyés. L'enquête démontre ensuite des faits troublants.

La Presse, 20 août 1903

Le Mersey part de Québec le 10 août 1903 dans le but de se rendre à Sept-Îles, où ses services de remorqueur sont requis. Propriété de Michael Connolly, il s'agit d'un bateau à vapeur construit une trentaine d'années auparavant, long de 72 pieds, large de 15 pieds et  5 pouces, profond de 8 pieds et 2 pouces, et ayant un tonnage de 64 tonnes.

Le navire a, à son bord, six membres d'équipages et deux passagers, qui habitent Québec ou les environs:

  • Hippolyte Gagnon, le capitaine, âgé d'une cinquantaine d'années; il compte 36 ans d'expérience en navigation.
  • George Barras, le second.
  • Octave Lamothe, ingénieur, 65 ans; il est très expérimenté, mais a été engagé une heure avant le départ.
  • Thomas Bissonette, mécanicien
  • Eugène Grenier, matelot
  • Emmanuel Gagnon, chauffeur
  • Joseph Martel, passager
  • Joseph Barrette, passager
Les deux passagers (Martel et Barrette) s'en vont travailler à Sept-Îles et on les fait travailler à l'intérieur du bateau en guise de paiement pour le voyage.

Capitaine Hippolyte Gagnon
Le Soleil, 21 août 1903

Le 12 août, le navire fait escale à Rimouski pour y prendre 8 tonnes de charbon. Il longe ensuite la rive sud du fleuve jusqu'à Métis, puis entreprend la traversée du fleuve vers la rive nord.

En début d'après-midi, alors que le Mersey se trouve à peu près à la moitié de la traversée, l'ingénieur Lamothe alerte le capitaine Gagnon, qui est à la barre du navire: le Mersey prend l'eau. La pompe à vapeur ne suffit plus pour évacuer l'eau de la cale, on doit ajouter une pompe manuelle, et les marins s'activent pour évacuer l'eau au moyen de seaux.

Malgré tout, l'eau atteint bientôt niveau du feu des bouilloires (le bateau ne peut donc plus avancer). Le capitaine Gagnon trouve la brèche dans la coque et tente sans succès de la colmater en utilisant des couvertures et des oreillers. 

La situation semble désespérée: le Mersey va inévitablement couler. Des vêtements de flottaison sont distribués aux membres d'équipage et aux passagers, et Barras descend l'unique chaloupe de sauvetage. Pour compliquer les choses, la mer est mauvaise: il vente très fort et les vagues sont hautes. Tous les survivants raconteront qu'ils n'avaient que très peu d'espoir de survivre, peu importe qu'ils restent sur le Mersey ou qu'ils prennent place à l'intérieur de la chaloupe.

Trois personnes prennent place à l'intérieur de la chaloupe, ceux qui sont expérimentés et ont le plus de responsabilité: le capitaine Gagnon, le second Barras et l'ingénieur Lamothe. Les cinq autres, qui sont tous de jeunes hommes célibataires sans beaucoup d'expérience de la mer, restent sur le pont du Mersey.

Lors de ses premiers témoignages, dans les jours suivant le naufrage, le capitaine Gagnon affirme que les cinq jeunes hommes ont refusé de prendre place dans la chaloupe car ils avaient peur de se noyer et qu'effectivement, compte tenu de la force des vagues, la chaloupe n'aurait jamais pu porter huit personnes. Après avoir envisagé de rester sur le Mersey et de périr en compagnie de la plus grande partie de son équipage, le capitaine a décidé de descendre dans la chaloupe, sous l'insistance de son second, considérant qu'il allait probablement périr de toute façon. La chaloupe s'est éloignée du navire à vapeur, qui aurait coulé au bout de quinze minutes environ. Au bout de plusieurs heures, la chaloupe a péniblement atteint la berge à Pointe-aux-Outardes, où les trois survivants, épuisés, on passé la nuit en dormant à même le sol.

Le capitaine Gagnon, le second Barras et l'ingénieur Lamothe ont donc survécu au naufrage alors que les cinq jeunes hommes qui n'ont pas pris place à bord de la chaloupe de sauvetage on perdu la vie. Une dizaine de jours après le naufrage, le corps de Joseph Martel a été trouvé à Sainte-Flavie et celui d'Emmanuel Gagnon a été trouvé à Sandy Bay (aujourd'hui Baie des Sables). Le cadavre de Joseph Barrette n'a été trouvé que le 3 octobre, à Pictou. 

Plusieurs témoignages et opinions contradictoires sont publiés dans les journaux dans les jours suivants:
  • Le Mersey était-il en bon état? Certains témoins qui l'ont vu avant son départ prétendent que le bois de sa coque était pourri, et qu'il n'était donc pas en état de naviguer de façon sécuritaire jusqu'à Sept-îles. D'autre prétendent que des réparations avaient été correctement effectuées dans les mois précédents, et que tout était conforme.
  • La chaloupe de bois, longue de 11 pieds et large de 4 pieds, aurait-elle pu transporter les huit personnes?  Par temps calme: probablement. Dans une mer très agitée: les opinions divergent.
  • La mer était-elle à ce point agitée au moment du naufrage? Les trois survivants prétendent que c'était le cas, mais certains résidents de la région ont déclaré qu'il ne soufflait qu'une légère brise.
Du 26 au 29 août, se tient à Québec une enquête ordonnée par le gouvernement fédéral ayant pour but de s'enquérir des causes du naufrage du Mersey. Les commissaires sont le Capitaine R. Salmon (département de la marine, Ottawa), John Temple (maître de marine, Montréal) et François-Xavier Lamarre (pilote, Québec). 

La Presse, 27 août 1903

Les trois survivants sont sévèrement blâmés. La cour considère que:

  • le capitaine n'a fait aucun effort pour empêcher la voie d'eau et sauver le vaisseau,
  • le vaisseau pouvait être tenu à flot durant un temps indéfini, si les mesures nécessaires avaient été prises
  • le vaisseau a été abandonné trop tôt par les seules personnes d'expériences qu'il y avait à bord
  • le capitaine Gagnon est coupable d'un crime brutal et inhumain, en s'emparant de la seule embarcation disponible, et en désertant son vaisseau, abandonnant et laissant se noyer cinq hommes de son équipage incapables de se sauver par eux-mêmes.
  • le second Barras est coupable d'un acte de lâcheté insigne en prenant part à la désertion.
  • Lamothe, l'ingénieur est coupable de complicité dans la désertion mais la cour est d'opinion que vu son grand âge et son infirmité, il est moins à blâmer.

Le Soleil, 29 août 1903

La cour d'enquête annule donc le certificat de Gagnon, et recommande au ministre de la marine de révoquer celui de Barras et de Lamothe (ce qui sera fait dans les semaines suivantes).

De nouvelles découvertes permettent ensuite de mettre en doute certains aspects du témoignage des survivants du naufrage:

  • Tout d'abord, le 28 août 1903, on trouve près l'embouchure de la rivière Port Neuf le mât et une partie de la cabine du pilote du Mersey. Ce qui attire particulièrement l'attention, c'est qu'une couverture de laine a été attachée au mât en guise de pavillon de détresse, ce qui semble contredire le témoignage des survivants, qui prétendaient que les 5 victimes n'avaient rien fait pour tenter de sauver leur vie.

La Presse, 28 août 1903

  • Pire encore: le 30 août, l'épave d'un radeau de fortune visiblement construit à partir de portes arrachées aux cabines du Mersey est découvert à Anse à la Cave. On voit mal comment ce radeau aurait pu être fabriqué en moins d'une heure, ce qui est en totale contradiction avec la prétention que le Mersey aurait coulé très rapidement, en 15 minutes environ. 

Le Soleil, 15 septembre 1903

L'enquête du coroner Gustave A. Côté débute à Sandy Bay (Baie-des-Sables) le 12 septembre, afin de déterminer les causes du décès d'Emmanuel Gagnon, dont le cadavre a été découvert à cet endroit. Le témoignage du capitaine Gagnon contredit sur plusieurs points le témoignage qu'il avait livré devant les commissaires fédéraux. Il dit maintenant que le Mersey était pourri, alors qu'il avait auparavant déclaré que le navire était en bon état. Il n'y avait pas de tempête, mais la mer était malgré tout trop agitée pour que la chaloupe puisse accueillir plus que 3 personnes, et les 5 victimes n'ont pas vraiment été invitées à monter dans la chaloupe. 

"Dès que je fus embarqué, dit-il, le second Barras a poussé la chaloupe au large. Quand même quelqu'un aurait voulu embarquer avec nous, il n'aurait pas été capable à moins de sauter à l'eau. C'est Barras qui a décidé que nous étions assez de trois dans la chaloupe. Je n'ai pas pensé que nous pouvions en sauver un de plus. Je ne me rappelle pas si quelqu'un m'a demandé d'embarquer. Je n'ai rien fait pour sauver les cinq qui sont restés à bord, et je ne vois pas ce que l'on aurait pu faire pour eux. Je ne les ai pas vu faire un radeau pour se sauver. " (Le Soleil, 12 septembre 1903)

Cette nouvelle version du témoignage incrimine maintenant Michael Connolly, propriétaire du Mersey, puisqu'il aurait laissé naviguer un vaisseau impropre à la navigation. Le 14 septembre, le jury en arrive donc à la conclusion que le capitaine Gagnon, le second Barras et le propriétaire Connolly sont coupables d'homicide.

L'enquête préliminaire, sous la présidence d'A.P. Caron, magistrat du district de Rimouski, se tient du 23 au 26 septembre 1903.  Puisque Gagnon et Barras n'ont pas demandé à être entendus, Lamothe, qui n'est accusé de rien, est le seul survivant du naufrage à témoigner. À cette occasion, il déclare que le Mersey a flotté à peu près une heure après le départ de la chaloupe.

Le jugement de l'enquête préliminaire est annoncé le 26 octobre 1903: les trois inculpés sont exonérés de tout blâme.

"Je ne trouve rien au point de vue légal, qui puisse forcer un capitaine à rester le dernier sur son bateau, en cas de naufrage; tant d'actes d'héroïsme de ce genre viennent à la connaissance du public, par la presse, qu'il s'habitue à croire que c'est une obligation légale de la part d'un capitaine de sauver dans tel cas équipage et passagers au risque de perdre sa vie lui-même; rien dans nos statuts civils et criminels ne peuvent obliger un tel dévouement."  (extrait du jugement, publié dans Le Soleil du 10 novembre 1903)

"Je fais remarquer que je préfère le témoignage du seul témoin survivant, Lamothe, aux théories émanées par d'autres témoins en cette cause, lesquels n'étaient aucunement sur les lieux ou dans les environs, quant à la capacité de la chaloupe, la grandeur de la brise, de la mer et de la houle, qui pouvaient exister au moment du naufrage."  (extrait du jugement, publié dans Le Soleil du 10 novembre 1903)

"En conséquence, je déclare qu'il n'y a pas lieu à faire subir de procès aux prévenus sur l'accusation d'homicide involontaire (manslaughter) portée au mandat du coroner, les amenant devant moi, et de plus, que la preuve en cette cause ne démontre aucune autre offense criminelle pour laquelle les prévenus pourraient être condamnés à subir leur procès à la Cour du Banc du Roi siégeant en matières criminelles." (extrait du jugement, publié dans Le Soleil du 10 novembre 1903)

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