Quadruple meurtre chez les Nulty (1897)

Le 4 novembre 1897 à Rawdon, Thomas Nulty, 21 ans, assassine à coup de hache trois de ses soeurs ainsi que son frère.

 

La Presse, 5 novembre 1897
 

La famille Nulty 

La famille Nulty est installée sur une modeste terre agricole située à l'écart du village de Rawdon, dans Lanaudière. Sept personnes s'entassent dans une minuscule maison: 

  • le père, Michael Nulty, un anglophone de 58 ans, descendant d'immigrants irlandais
  • sa seconde femme, Émilie Ricard, une canadienne française de 52 ans
  • leur fils Thomas, célibataire de 21 ans, un bon vivant, reconnu dans la région pour ses talents de danseur et de violoneux 
  • leur fille Elizabeth, 17 ans 
  • leur fille Annie, 14 ans
  • leur fille Ellen, 11 ans 
  • leur fils Patrick, le petit dernier, âgé de 9 ans. 
Émilie Ricard, Michael Nulty et Thomas Nulty

Des frères et des soeurs plus âgés ont maintenant quitté le foyer familial mais, malgré tout, la maison est bien petite pour abriter ces 7 personnes, qui dorment tous dans la même pièce, au grenier.

La famille Nulty vit très pauvrement, isolée de la société. Aucun des enfants ne sait lire. L'année précédente, le curé Frédéric-Alexandre Baillargé a été atterré de constater qu'Elizabeth, alors âgée de 16 ans, n'avait toujours pas fait sa première communion et était incapable de répondre aux questions les plus simples concernant la religion catholique. Du point de vue de cet intellectuel, ancien professeur de philosophie, les parents Nulty sont des irresponsables qui laissent leurs enfants se comporter en sauvages.

Quatre cadavres 

Dans l'après-midi du 4 novembre 1897, André Morin, marchand de Chertsey, se rend chez les Nulty afin de percevoir un montant d'argent qui lui est dû. Sur les lieux, il aperçoit, entre la maison et la grange, le corps inerte et ensanglanté d'une jeune fille.

Domicile des Nulty (Le Samedi, 4 décembre 1897)
 

Ne voyant personnes aux alentours, Morin s'empresse d'aller alerter des voisins, dont Albert Lasalle, et retourne avec eux sur la terre des Nulty. Ils constatent alors que le cadavre qu'avait aperçu Morin est celui d'Annie Nulty, qui présente une blessure béante au cou.  Lasalle frappe à la porte de la maison, mais personne ne répond­. Morin regarde par la fenêtre et voit que d'autres corps ensanglantés se trouvent à l'intérieur.

À l'intérieur de la maison (Le Samedi, 4 décembre 1897)

Albert Lasalle prend la direction du village de Rawdon afin d'avertir les autorités; en chemin, il croise Michael Nulty et sa femme, qui reviennent tranquillement de Sainte-Julienne, où ils étaient allés faire quelques achats.  Lasalle les avise que quelque chose de grave est survenu chez eux pendant leur absence.

Arrivés chez eux, les parents Nulty voient immédiatement le cadavre de leur fille Annie. Désespérés, ils entrent dans la maison et y trouvent, de part et d'autre du poêle à bois, les corps ensanglantés d'Ellen et Patrick, leurs deux plus jeunes enfants. Une hache ensanglantée, propriété de la famille Nulty, laisse peu de doutes sur la façon dont les quatre enfants ont été tués.

Mais où est donc Elizabeth, à qui ils avaient donné la responsabilité de veiller sur les plus jeunes? Ils découvrent bientôt son cadavre dans la grange. 

Thomas Nulty, le plus vieux des garçons, n'arrive que vers minuit, après avoir rendu visite à sa demi-soeur Marguerite, épouse d'Alexandre Poudrier. Dans la maison familiale, les corps inertes de son petit frère et de ses trois soeurs sont exposés côte à côte, sur une planche.

Le père Nulty et Mme Tracy (une voisine) remarquent que Tom semble inexplicablement indifférent lorsqu'on lui apprend la tragédie qui a frappé les jeunes membres de sa famille. 

Les quatre victimes: Elizabeth, Annie, Ellen et Parick Nulty.

Des aveux

Qui a pu commettre un crime aussi affreux, et pourquoi? Différentes théories sont ébauchées. Un désaxé aurait peut-être tué Elizabeth après l'avoir violée, puis aurait ensuite éliminé les témoins potentiels? Mais est-il concevable qu'une personne seule soit parvenue à éliminer ces quatre solides enfants, sans qu'un seul d'entre eux ne parvienne à s'échapper? Un vieux vagabond est arrêté, pour la simple raison qu'il n'est pas du coin, mais on arrive rapidement à la conclusion qu'il n'a rien à voir avec ce crime.

Le détective montréalais Kenneth Peter McCaskill est appelé sur les lieux; nous avons déjà parlé de lui dans l'article concernant le meurtre d'Isidore Poirier à Saint-Canut

Le détective K. P. McCaskill

Assez rapidement, McCaskill détecte des contradictions dans le témoignages de Thomas Nulty. Le récit de son emploi du temps le jour du meurtre est partiellement contredit par d'autres témoins qui l'ont aperçu à proximité de la maison familiale à des moments où ils prétendait être ailleurs.

Confronté par McCaskill, Thomas Nulty tente tant bien que mal de modifier sa version des faits, mais finit par avouer qu'il est bel est bien la personne qui a exécuté son frère et ses trois soeurs à coups de hache! 

 

La Patrie, 8 novembre 1897

Nulty raconte qu'en revenant de chez sa demi-soeur Marguerite, il est entré dans la maison, a accroché son manteau, puis est ressorti dehors avec la hache afin de couper un peu de bois. Voyant sa soeur Élisabeth se diriger vers la grange afin de nourrir les animaux, il l'a suivi et, sans raison particulière,  sans la moindre préméditation, il l'a tuée d'un coup de hache alors qu'elle lui tournait le dos. 

Lorsqu'il est ressorti de la grange, il a croisé Annie, mais ne se souvient pas l'avoir frappée. Il a repris ses esprits un peu plus tard; il se trouvait à l'intérieur de la maison, et a été horrifié de constater qu'il avait assassiné son petit frère Patrick.

Après le carnage, Tom Nulty est reparti à pied à travers les bois et, comme si de rien n'était, est allé visiter Rose Lespérance, 18 ans, qu'il courtisait ardemment depuis deux semaines.


Inhumation des quatre victimes
(La Presse 12 novembre 1897)

 

Mais pourquoi?

Tom Nulty jure que son geste, perpétré sans complices, n'était nullement prémédité. D'ailleurs, il adorait ses soeurs et son frère (tous les témoins ont confirmé qu'effectivement, il s'était toujours très bien entendu avec eux). Il aurait agi sous l'impulsion d'une soudaine crise de folie. 

Cette explication est bien possible, mais l'enquête permet d'envisager une deuxième possibilité. Dans les jours précédents, Thomas Nulty a fait part à sa mère ainsi qu'à sa demi-soeur Marguerite de son désir de se marier. Depuis deux semaines, il s'intéresse beaucoup à Rose Lespérance. Mais il est toujours amoureux de Marcelline L'Heureux, qui est partie aux États-Unis deux mois auparavant. Puisque Tom est analphabète, c'est une amie qui rédige en son nom des lettres d'amour adressées à Marcelline.

La Patrie, 8 novembre 1897
 

Toutefois, la mère de Nulty lui a clairement fait savoir que s'il veut prendre épouse, il devra emménager ailleurs: pas question de nourrir et d'héberger une personne supplémentaire dans la minuscule maison paternelle, dans laquelle ils sont déjà beaucoup trop nombreux!  

Serait-ce possible que Thomas Nulty ait froidement éliminé les quatre plus jeunes membres de sa famille dans le simple but de faire de la place pour sa future épouse?

La question est importante, car le meurtrier risque la peine capitale, à moins que son avocat parvienne à convaincre le jury qu'il n'était pas sain d'esprit au moment du crime. 

Le procès

Le procès de Thomas Nulty s'ouvre à Joliette le 18 janvier 1898 devant le juge Charles-Chamigny de Lorimier (neveu du célèbre patriote Chevalier de Lorimier).  

Le juge C. C. De Lorimier (Le Samedi, 19 février 1898)
 

Interrogé par la défense, Michael Nulty déclare que son fils avait fréquemment de violents maux de tête, qu'il saignait du nez, qu'il avait parfois des hallucinations et des étourdissements, qu'il pouvait sembler ivre alors qu'il n'avait pas bu.

Deux médecin appelés par la défense déclarent que certains des comportements de Tom pourraient être de nature épileptique, ce qui expliquerait qu'il aurait commis les meurtres de façon automatique et inconsciente.

La poursuite réplique en faisant défiler de nombreux témoins qui n'ont jamais rien remarqué d'inhabituel dans le comportement de Tom Nulty, ainsi que des médecins qui ne croient pas que ce crime ait pu être commis pendant une crise d'épilepsie.

Lors de son adresse aux jurés, le juge Delorimier déclare qu'en cas de doute concernant la santé mentale de l'accusé, il faut supposer qu'il était sain d'esprit. On ne peut l'acquitter pour cause de maladie mentale que si cette maladie a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

Après une courte délibération, le jury déclare que Thomas Nulty est coupable des meurtres d'Elizabeth , Annie, Ellen et Patrick Nulty. Le juge de Lorimier le condamne à être pendu. 

 

La Presse du 5 février 1898 annonçant
le verdict en première page

Les avocats de Nulty adressent un recours en grâce au Comte Aberdeen, gouverneur général du Canada, dans l'espoir que la peine de leur client soit commuée.

Le projet d'évasion

Mais tous les espoirs d'obtenir un pardon sont annihilés le 13 avril 1898, quand on apprend que Thomas Nulty projetait de s'évader de la prison de Joliette en tuant son gardien Arthur Turcotte à coup de pic!  

 

La patrie 13 avril 1898

Nulty a été trahi par un autre prisonnier, Venance Houle, qui a questionné Nulty pendant qu'Arthur Turcotte écoutait discrètement leur conversation. 

Nulty explique que la prochaine fois qu'Arthur Turcotte viendra seul dans son cachot, il le frappera au moyen du pic qu'il cache dans sa cellule. Il descendra ensuite les escaliers et, si la femme de Turcotte s'y trouve, il la frappera également à coups de pic, puis s'enfuira de la prison.

Arthur Turcotte, assistant geôlier de la prison de Joliette
(La Presse, 13 avril 1898)

 Nulty évoque aussi la possibilité de mettre le feu à sa paillasse, et profiter de la fumée et de la confusion pour s'évader.

Suite à ces révélations, la cellule de Thomas Nulty est soigneusement fouillée, et on trouve effectivement le pic (un outil servant à travailler le bois, qui avait servi de pièce à conviction dans un récent procès) dans le réservoir du cabinet d'aisance. On profite de l'occasion pour lui confisquer ses allumettes.

La pendaison 

 

La Patrie, 20 mai 1898

Thomas Nulty est pendu le 20 mai 1898 à 9 heures du  matin. 

Le jour de son exécution, les journaux publient une lettre dictée par Nulty, dans laquelle il avoue que son crime était prémédité:

"Avant de mourir, je tiens à déclarer publiquement que je suis coupable du crime pour lequel j'ai été condamné; j'en demande pardon de tout coeur au Dieu infiniment miséricordieux qui, je l'espère, sera touché de mon repentir et aura pitié de moi. J'en demande pardon à ma famille que j'ai plongée dans le deuil et l'affliction. J'en demande aussi pardon à la société que j'ai grandement scandalisée.
Je désire aussi donner le mobile de mon crime afin de calmer tout à fait la conscience de ceux qui ont eu le pénible devoir de me condamner. Je voulais absolument me marier, et, afin d'avoir de la place dans la maison de mon père pour ma femme et moi, je n'ai pas reculé devant le meurtre de quatre innocentes victimes que j'aimais pourtant et, je les ai sacrifiées à ma passion. Réunissez, Seigneur, dans un même séjour de lumière d'amour et de paix ceux qui, ici-bas, n'auraient dû avoir qu'un coeur et qu'une âme.
J'ai pensé plus d'une fois à mon acte monstrueux avant de l'accomplir. Toutefois, je déclare que personne ne m'a conseillé, soit directement, soit indirectement de faire ce que j'ai fait. J'accepte maintenant la mort comme une peine méritée et comme une expiation. Je remercie tous ceux qui se sont montrés si bons pour moi, ceux qui m'ont instruit de mes devoirs, qui m'ont visité (en particulier Sa Grandeur Mgr Bruchesi) consolé, fortifié, dans mes derniers moments, et je leur demande de prier encore pour le pauvre pécheur qui va bientôt paraître devant son Juge.
Encore une fois, à tous pardon, merci, ayez pitié. Jeunes gens, que mon triste sort vous soit un avertissement. Voyez où mène le vice. Je prie le Rév. M. I. Clairoux, mon directeur spirituel de publier cette confession, après ma mort. Puisse cette confession que je fais bien librement, mais aussi bien humblement, me mériter de Dieu, de ma famille et de la société le pardon que je sollicite.

Prison de Joliette, 20 mai au matin 1898

(Signé) Tom Nulty

Témoins: A.M. Rivard, Shérif, J. Turcotte, geolier, J.H.A. Turcotte, ass.-geôlier, I. Clairoux, ptre. "   (La Presse, 20 mai 1898) 


Pendaison de Thomas Nulty (La Presse, 20 mai 1898)

Un automne sanglant

Les reporters judiciaires québécois ont été très occupés en novembre 1897. Environ 3 semaines après les assassinats de Rawdon, Cordélia Viau et Sam Parslow furent accusés d'avoir tué Isidore Poirier au moyen d'un couteau de boucherie. Le premier procès de Cordélia Viau s'est déroulé en janvier 1898, en même temps que celui de Thomas Nulty. Tout comme Tom Nulty, Viau et Parslow ont été trouvés coupables et pendus par le bourreau Radclive.

Yves Pelletier (Facebook, Mastodon)


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Incendie criminel à l'hôpital des Soeurs Grises (1918)

Dans la soirée du 14 février 1918, 65 enfants en bas âge meurent dans l'incendie de l'hôpital des Soeurs Grises à Montréal. Plusieurs mois plus tard, on découvrira que le feu a été allumé volontairement par Berthe Courtemanche, une jeune employée de l'institut, qui souffre de troubles mentaux.

La Presse, 15 février 1918

Au moment de l'incendie, plus de 1000 personnes se trouvent à l'intérieur de de cet édifice situé à l'intersection des rues Saint-Mathieu et Dorchester. L'incendie a débuté vers 19h30 au troisième étage de l'aile ouest,  où les religieuses prennent soin de 170 bébés sans famille. Juste en-dessous, les locaux servent temporairement à soigner des soldats qui ont été blessés en Europe, pendant la Première Guerre Mondiale. D'autres salles à proximité hébergent des personnes âgées en perte d'autonomie.

La crèche où l'incendie a débuté
(La Patrie, 15 février 1918)

L'incendie est majeur et tous les pompiers de Montréal sont mis à contribution pour le combattre. Au péril de leur vie, des religieuses, des pompiers, et des militaires hospitalisés unissent leurs efforts pour sauver les pensionnaires qui sont incapables de se déplacer par eux-mêmes. Mais après un certain temps, il devient impossible d'atteindre les bébés qui se trouvent encore à l'intérieur. Environ une heure après le début du sinistre, une partie du toit s'effondre. Le feu ne sera maitrisé que vers 23 heures.

L'hôpital des Soeurs Grises
(La Patrie, 15 février 1918)

Le bilan est désastreux. 65 très jeunes enfants, la plupart encore bébés ont péri dans l'incendie. Les funérailles de 53 d'entre eux, présidés par l'archevêque de Montréal Mgr Paul Bruchesi, ont lieu le 20 février 1918. 18 corbillards transportent les 53 petits cercueils.

Des cercueils sont placés dans un corbillard
(La Presse, 21 février 1918)

L'enquête du coroner Edmund McMahon, qui a lieu le 26 février 1918, ne parvient pas à établir les causes du sinistre. Le détective Adélard Lepage déclare qu'il n'a rien découvert qui permettrait de supposer que l'incendie est de nature criminelle. L'électricien Alphonse Dory assure que le filage électrique était sécuritaire, et Mlle Ada Chasen, responsable de la machine à rayons X, assure que l'alimentation électrique de l'appareil avait été interrompue plusieurs heures avant l'incendie. De plus, une religieuse de l'institution déclare qu'aucune bougie n'a été utilisée par le personnel. Le coroner rend un verdict de mort accidentelle.

 

La Presse, 19 novembre 1918
 

Malgré ce verdict, le détective G.H. Rioux de la Sûreté Provinciale poursuit l'enquête. Et plusieurs mois plus tard, le 19 septembre 1918, Berthe Courtemanche, 27 ans, qui travaillait à la crèche de l'hôpital des soeurs grises, est accusée d'avoir volontairement allumé l'incendie. L'enquêteur avait remarqué que, partout où Mlle Courtemanche avait travaillé au cours des dernières années, des incendies avaient été allumés.


La Presse, 19 novembre 1918

Berthe Courtemanche ne subira pourtant pas de procès, car le Dr F.-E. Devlin, surintendant de l'asile Saint-Jean de Dieu, et son assistant, le Dr Omer Noël.arrivent à la conclusion qu'elle souffre de troubles mentaux qui la poussent à allumer des feux. Elle est internée dans un asile d'aliénés. 

Yves Pelletier (Facebook, Mastodon)


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Le meurtre d'Isidore Poirier à Saint-Canut (1897)

Le 10 mars 1899, à Sainte-Scholastique, Sam Parslow et Cordélia Viau sont pendus pour le meurtre d'Isidore Poirier.

La Presse, 23 novembre 1897
 

Le cadavre d'Isidore Poirier (44 ans) a été découvert le matin du 22 novembre 1897, chez lui à Saint-Canut. Poirier git en travers de son lit, la gorge tranchée au moyen d'un long couteau de boucherie qui a été laissé près de lui, sur l'oreiller. L'état de la pièce démontre qu'il a énergiquement résisté à son agresseur; des objets sont cassés, le sang a giclé un peu partout.

 

Cadavre d'Isidore Poirier
(La Presse, 23 novembre 1897)

 

Le cadavre a été découvert par Noé Bouvrette, un voisin, qui est entré par une fenêtre à la demande de Cordélia Viau, la femme de la victime. De retour à la maison après avoir passé la nuit chez son père à Saint-Jérôme, Cordélia Viau ne parvenait pas à entrer dans la maison car les portes étaient verrouillées.

 

Isidore Poirier, Cordélia Viau et Sam Parslow
(La Patrie 16 décembre 1898 et La Presse 24 septembre 1898)

 

Isidore Poirier et Cordélia Viau étaient mariés depuis 7 ans. Ils n'avaient pas eu d'enfants, mais avaient adopté un garçon. Isidore était un paisible ouvrier qui avait une bonne réputation parmi ses concitoyens. On reprochait toutefois à sa femme Cordélia un mode de vie trop différent de celui des autres femmes de sa classe sociale.  Organiste à l'église, adepte d'équitation, il lui arrivait de boire de l'alcool, semblait peu portée sur les tâches ménagères et, surtout, elle passait beaucoup de temps seule avec Sam Parslow un journalier de 34 ans qui effectuait parfois des travaux pour le couple Poirier. Les ragots concernant une hypothétique relation illicite entre Sam et Cordélia scandalisaient bien des villageois. Quelques années auparavant, la famille de Parslow avait même fait pression auprès du curé pour qu'il intervienne; ce dernier avait envoyé une lettre à Isidore Poirier, qui travaillait alors en Californie, pour lui conseiller de garder un oeil sur sa femme.

 

La Presse, 24 novembre 1897
 

On pense d'abord à un suicide, mais cette hypothèse est assez rapidement écartée, car Poirier n'aurait pas pu se scier lui-même la gorge de cette manière, en utilisant un couteau qui n'était pas très bien aiguisé.  Une profonde coupure à une main suggère plutôt qu'il a tenté de saisir le couteau par la lame dans une tentative de résister à son agresseur. Les soupçons se tournent naturellement vers Cordélia Viau et Sam Parslow, qui pourraient avoir voulu se débarrasser de Poirier dans l'espoir de vivre leur amour plus librement.

Cordélia Viau et Sam Parslow sont tous les deux mis en état d'arrestation avant même la conclusion de l'enquête du coroner. Grâce à un subterfuge, le détective K. P. McCaskill obtient les aveux de Cordélia Viau. Après avoir prétendu que les preuves contre elle sont solides et qu'elle n'a aucune chance de s'en sortir, il la fait parler dans une pièce où le coroner Pierre Migneault et le grand connétable Moïse Brazeau, dissimulés derrière un rideau, peuvent entendre tout ce qu'elle dit.

 

K.P. McCaskill, Moïse Brazeau et le Dr.  Pierre Migneault
(La Presse 26-11-1897, La Patrie 16-12-1898, La Presse 28-11-1897)

Cordélia Viau déclare alors que c'est Sam Parslow qui a tué Isidore Poirier, et qu'elle connaissait ses intentions depuis plusieurs mois. Dans les mois précédents, Parslow s'était même procuré un revolver dans le but d'assassiner Poirier, mais Cordélia l'avait dissuadé de procéder de cette façon car le bruit de la détonation aurait été entendu par les voisins. Parslow avait donc utilisé un couteau de boucherie pris dans la cuisine du couple Poirier. Cordélia insistait sur le fait qu'elle était absente au moment du crime, qui avait été commis pendant  qu'elle était en visite chez son père à Saint-Jérôme.

 

La Patrie 26 novembre 1897
 

Les aveux de Sam Parslow sont ensuite obtenus dans la même salle, après qu'on l'ait mis au courant des propos de Cordélia. Il confirme avoir tué Poirier parce que Cordélia n'était pas heureuse avec lui. Parslow déclare toutefois que Cordélia Viau était présente à ses côtés au moment du crime.

Meurtre de Poirier, tel que relaté par Parslow
("Histoire d'un crime horrible". par G. A. Benoît)


Une perquisition dans la famille de Parslow permet de récupérer le révolver ainsi que les vêtements qu'il portait au moment du crime avec, dans une poche, la clé de la maison Poirier. Contre toute attente, ces vêtements ne sont pas souillés de sang.

La couverture médiatique est considérable. La Presse et La Patrie rivalisent pour obtenir des entrevues exclusives avec les accusés et leur entourage. Le journaliste de La Presse accompagne même les détectives lorsqu'ils fouillent la maison Poirier en quête d'indices. Étonnamment, l'opinion générale semble relativement favorable à Parslow: on le considère comme une bonne personne qui a été manipulé­e, voire même hypnotisée par sa bien-aimée. De son côté, Cordélia Viau est dépeinte comme une froide manipulatrice dénuée de toute morale. 

Les deux accusés sont jugés séparément à Sainte-Scholastique; il aurait évidemment été plus équitable pour Cordélia Viau que le procès se tienne dans une région où les préjugés à son endroits sont moins fortement ancrés dans la population. Dans les deux cas, le procès est présidé par le juge Henri-Thomas Taschereau, futur juge en chef de la province de Québec. Cordélia Viau est défendue par Me Dominique Leduc et Sam Parslow par Me Joseph Arthur Calixte Éthier (qui est à ce moment député fédéral).

 

Henri-Thomas Taschereau, Dominique Leduc, J.A.C. Ethier
(La Patrie 16 décembre 1898 et La Presse 29 novembre 1897)

 

Premier procès de Cordélia Viau

Le procès de Cordélia Viau débute le 17 janvier 1898. L'avocat de la défense s'oppose en vain à ce que les aveux de l'accusée soient retenus en preuve, ces aveux ayant été obtenus par la ruse et l'intimidation. La couronne tente de faire témoigner Sam Parslow, mais il refuse de le faire.

Cordélia Viau, La Presse 25 novembre 1897
 

Parmi les preuves présentées, mentionnons un soulier de femme, trouvé dans les affaires de Cordélia Viau, dont l'empreinte correspond parfaitement à une empreinte formée dans une flaque de sang sur le plancher (cette partie du plancher a été découpée afin d'être présentée devant le tribunal). La chaussure ne portant aucune trace de sang, on suppose qu'elle aurait été nettoyée après coup. (Mais on découvrira plus tard que l'empreinte peut très bien avoir été faite par un coin de tapis!)

Le témoin Évariste Champagne,  inspecteur de la compagnie d'assurance Standard Life raconte que Cordélia Viau avait beaucoup insisté pour qu'Isidore Poirier adhère à une assurance vie de $2000. Poirier était réticent, considérant qu'il n'avait pas les moyens de payer une telle assurance. De plus, le 17 janvier 1897, Cordélia Viau avait rédigé une lettre à Champagne pour lui demander explicitement si l'assurance demeurait valable en cas de mort violente: "par exemple, s'il vient à être empoisonné, s'il se fait tuer de n'importe quelle manière, s'il se fait tuer par des chars. Mon mari veut savoir si son assurance sera payée quelque soit la mort dont il meurt."

Une fois emprisonnée, Cordélia Viau aurait tenté de communiquer avec Parslow, dans sa cellule, lui demandant de dire qu'elle était absente au moment du crime.

La thèse de la poursuite est que Cordélia Viau a convaincu Sam Parslow d'assassiner Isidore Poirier dans le but d'encaisser les $2000 de l'assurance vie.

Le crime aurait eu lieu entre 15h30 et 16h30 le dimanche 21 novembre, juste après que Cordélia Viau et Sam Parslow soient revenus des vêpres. Les voisins Bouvrette ont vu Cordélia Viau quitter la résidence pour aller chez son père vers 16h30, et Parslow est allé chez ses frères George et Édouard.

"Tableau symbolique des pensées qui ont assailli Cordélia Viau
dans son cachot pendant la longue nuit qui a suivi le verdict d'hier."
(La Presse, 3 février 1898)

Le 2 février 1898, Cordélia Viau est trouvée coupable du meurtre de son mari. Ses avocats font immédiatement appel, puisqu'ils continuent de contester la recevabilité des aveux faits devant McCaskill.  On décide d'attendre la décision de la Cours Suprême avant de débuter le procès de Sam Parslow.

Deuxième procès de Cordélia Viau 

Même si la Cours Suprême considère que les aveux étaient recevables en preuve, elle juge que certaines irrégularités justifient la tenue d'un nouveau procès. Le deuxième procès Cordélia Viau débute le 5 décembre 1898, toujours à Ste-Scholastique, devant le même juge Henri-Thomas Taschereau. Puisque les témoins sont les mêmes qu'au premier procès, un greffier lit chaque témoignage fait lors du premier procès, et le témoin confirme ensuite qu'il maintient son témoignage initial.

Cordélia Viau, La Presse 16 décembre 1898
 

Tout annonçait un procès sans surprise, jusqu'au 13 décembre quand le shérif Lapointe est appelé à la barre par la poursuite. Un journal anglophone prétend que Cordélia Viau lui a fait des aveux dans la prison: est-ce bien le cas?

 

La Patrie, 13 décembre 1898
 

Le shérif Lapointe est embarrassé: l'accusée lui a effectivement fait des aveux, mais à la stricte condition qu'il garde le secret! Devant le tribunal, toutefois, il a l'obligation de révéler la vérité.

Le Shérif Lapointe (La Patrie, 16 décembre 1898)
 

Dans cette conversation confidentielle, Cordélia Viau a confirmé le témoignage de Parslow à l'effet qu'elle était présente sur les lieux au moment du meurtre.

"Parslow a donné le premier coup à Poirier qui s'est levé tout droit debout et là ils se sont pris ensemble et ont tombé sur le plancher. C'est là que Parslow a fait la blessure que mon mari avait au bras. Nous l'avons laissé par terre et nous avons cru qu'il était fini, mais tout à coup Poirier s'est levé debout seul et a tombé à la renverse sur le lit dans l'état où il a été trouvé le lundi matin. Nous ne l'avons dérangé en rien, puis il est mort. Parslow avait du sang à sa chemise et il est monté en haut, a pris une chemise de mon mari et fait bruler la sienne dans le poêle."  (La Patrie, 13 décembre 1898) 

Le 16 décembre 1898, à l'issue de son deuxième procès, Cordélia Viau est déclarée coupable, et condamnée à être pendue.

 

La Patrie, 16 décembre 1898

 

Procès de Sam Parslow

Le procès de Sam Parslow peut finalement débuter, toujours à Ste-Scholastique, devant le même juge Tashereau. Suite à la condamnation de sa présumée complice, son seul espoir est de convaincre le jury qu'il a été à toute fin pratique "hypnotisé" par Cordélia. Un journaliste fait remarquer que tous les témoins appelés par la défense insistent sur le caractère doux et "sans énergie" de Parslow. 

 

Sam Parslow (La Patrie, 16 décembre 1898)
 

La plupart des témoignages sont les mêmes que ceux qui ont été entendus deux fois plutôt qu'une lors des procès de Cordélia Viau.

Le 29 décembre 1898, Sam Parslow est déclaré coupable du meurtre d'Isidore Poirier, et est condamné à être pendu le même jour que Cordélia Viau.

 

La Patrie, 29 décembre 1898

 

La pendaison

Jusqu'au dernier instants, les avocats de la défenses espèreront que la peine de mort soit commutée en une peine d'emprisonnement. Après tout, Cordélia Viau ne serait que la troisième femme à être exécutée depuis 1867. De plus, les membres du jury ont signé une déclaration à l'effet que, si le juge les avait autorisés à le faire, ils auraient recommandé Parslow à la clémence de la cours.

La sentence est toutefois maintenue. Le 10 mars 1899, des milliers de personnes envahissent Sainte-Scholastique dans l'espoir d'assister à la pendaison, même si l'accès à la cours de la prison est réservée aux détenteurs de billets. Des fêtards chantent des chansons de mauvais goût en s'accompagnant sur l'harmonium de Cordélia Viau, qui a été vendu à un bar de Sainte-Scholastique.

 

La Patrie, 10 mars 1899
 

Une double potence a été construite, un rideau noir a été installé entre les deux condamnés pour qu'ils ne puissent pas se voir. Ils sont pendus simultanément, quelques minutes après 8 heures.

("Histoire d'un crime horrible". par G. A. Benoît)
 

Après la pendaison, des journalistes de La Presse et de la Patrie demandent à Dominique Leduc, l'avocat de la défense,  si Cordélia Viau lui a fait des aveux dans les derniers jours. Il répond qu'elle a maintenu la même version que le premier jour où il est entré à son service: elle était bel et bien présente le jour du meurtre, mais n'a pas touché au couteau.

Une autre version de l'histoire

En 1976, dans son livre "La lampe dans la fenêtre", la journaliste Pauline Cadieux a tenté de démontrer que Cordélia Viau et Sam Parslow ont été victimes d'une erreur judiciaire. Selon elle, Isidore Poirier aurait plutôt été assassiné par un membre d'une famille bien en vue, qui aurait ensuite été protégé par des amis hauts placés. C'est ce livre qui a servi de base au film "Cordélia" de Jean Beaudin, en 1980. 

Pauline Cadieux a aussi publié en 1990 une version améliorée de son enquête, qu'elle a intitulée "Justice pour une femme" (Éditions Livre Expression).


Mme Cadieux énumère une grande quantité d'irrégularités qui ont été commises envers Cordélia Viau lors de l'enquête et des procès. Il ne fait aucun doute que sa réputation de femme volage a fortement contribué à ancrer dans la population (incluant les membres du jury) qu'elle était très probablement impliquée dans le meurtre de son époux. À partir du moment où on pensait avoir trouvé les coupables, on n'a pas fait beaucoup d'efforts pour tenter de trouver d'autres explications possibles.

Parmi les arguments avancés par Pauline Cadieux, mentionnons ceux-ci:

  • Il semble peu probable qu'après avoir sauvagement égorgé Isidore Poirier (qui a visiblement résisté, si on en juge l'état de la scène de crime), les deux accusés aient eu le temps de faire disparaitre toute trace de sang sur eux, puis de se rendre dans leur parenté sans éveiller le moindre soupçon. Dans l'hypothèse où Cordélia était présente au moment du crime, ils auraient disposé de moins d'une heure pour tuer Poirier et faire disparaitre les vêtements ensanglantés.
  • Le jour du crime, un citoyen a aperçu "un ivrogne se dégriser à la rivière". Pauline Cadieux semble convaincue qu'il s'agissait du meurtrier, qui tentait de se nettoyer du sang de Poirier.
  • En soirée, une certaine madame Kugh a vu un homme à la fenêtre d'une maison inhabitée située à proximité de la maison d'Isidore Poirier. Un journaliste de la Presse est entré dans cette maison et n'y a rien trouvé de louche. Pauline Cadieux pense qu'il s'agissait de l'assassin, qui s'était réfugié à cet endroit pour se sécher après s'être lavé à la rivière.
  • Dans les jours suivants, un citoyen portait au visage des blessures suggérant qu'il s'était battu.
  • On a trouvé dans une poche du cadavre une montre qui s'était arrêtée à 18 h, et on peut supposer qu'elle s'est arrêtée à cause des coups subis lors de l'assassinat. À ce moment, Viau et Parslow étaient en compagnie de membres de leur famille, loin du lieu du crime. Ils ne peuvent pas avoir commis le crime à ce moment.
  • À une heure du matin, le cocher Legaut dit avoir vu de la lumière chez les Poirier. Si c'est vrai, ça indiquerait que Poirier avait allumé la lumière avant d'être assassiné, ce qu'il n'aurait certainement pas fait vers 16h, alors qu'il faisait encore clair.

Considérant toutes ces informations, Pauline Cadieux en déduit qu'un homme qui connaissait Cordélia Viau s'est présenté chez Poirier vers 18 heures. Lui et Poirier se seraient querellés, et il aurait poignardé Poirier sans préméditation. Le meurtrier se serait enfui, se serait lavé dans la rivière pour se débarrasser du sang qui le recouvrait, puis se serait temporairement réfugié dans la maison inhabitée.

Sauf que...

  • Il est possible de se laver à une rivière sans avoir tué quelqu'un, tout comme il est possible d'entrer dans une maison inhabitée sans avoir tué quelqu'un.
  • Pourquoi cette dispute impromptue a-t-elle eu lieu dans la chambre à coucher, en utilisant un couteau de boucherie habituellement rangé dans la cuisine? 
  • Quand on a découvert le cadavre de Poirier, la porte était verrouillée et l'unique clé de la maison a été trouvée dans les affaires de Sam Parslow. Comment le meurtrier mystère a-t-il pu sortir de la maison et verrouiller derrière lui, sans la clé?
  • Le témoignage du cocher Legault, à l'effet qu'il y avait de la lumière chez Poirier à une heure du matin n'est pas seulement contredite par Joseph Fortier (qui se trouvait à l'intérieur de la voiture au même moment): les voisins Bouvrette et John Hall ont remarqué qu'il n'y avait pas de lumière chez Poirier pendant la soirée.

Et, par-dessus tout, il y a la question des aveux. Oui, ils ont peut-être été obtenus de façon discutable, mais pourquoi Sam Parslow aurait-il admis avoir tué Poirier s'il ne l'a pas fait? Pourquoi Cordélia Viau aurait-elle admis à McCaskill avoir connu à l'avance les intentions de Parslow, puis répéter la même chose au journaliste Émile Bélanger, pour ensuite déclarer au shérif Lapointe qu'en fait, elle était présente au moment du crime? Même après sa pendaison, son avocat a déclaré qu'elle lui avait confirmé qu'elle était présente au moment du meurtre, et qu'elle avait dit à Parslow qu'il devait terminer ce qu'il avait commencé.

Dans la version de Mme Cadieux, les aveux de Cordélia Viau avaient été écrits à l'avance par le détective McCaskill. Cordélia aurait simplement lu à voix haute le texte qui lui avait été tendu par le détective, sans se douter que ses paroles allaient être considérées comme des aveux. Dans le film Cordélia, il s'agit d'une scène très dramatique qui nous fait immédiatement crier à l'injustice.

Mais c'est là que je décroche complètement. Rien de ce que j'ai lu dans les compte-rendus de l'époque ne permet de penser que l'interrogatoire s'est déroulé de cette façon. Si ça avait été le cas,  les avocats de la défense l'auraient crié sur les toits. Pourtant, lorsqu'ils ont énergiquement contesté la légalité des aveux, ils ont seulement évoqué la possibilité que McCaskill ait fait des menaces ou des promesses à Cordélia, ou qu'il ne l'ait pas avisée que ce qu'elle allait dire pouvait être retenue contre elle.

Comme dans bien des thèses complotistes, l'hypothèse de Pauline Cadieux suppose qu'un grand nombre de gens ont agi de façon malveillante afin que Cordélia Viau et Sam Parslow soient condamnés à la place du véritable coupable. Je trouve dommage que le film Cordélia ait propagé dans la population une version qui ne correspond probablement pas à la réalité historique (le film peut être visionné gratuitement sur le site de l'ONF). 

 

Yves Pelletier (Facebook, Mastodon)

 

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Le vol du vaccin Salk contre la polio (1959)

Le 31 aout 1959 vers 3 heures du matin, trois hommes masqués et armés font irruption dans les laboratoires de l'Institut de microbiologie de l'Université de Montréal, à Laval-des-Rapides. Après avoir vainement tenté de ligoter Arpolis Béland, le gardien de nuit, ils l'enferment dans la cage des singes rhésus, qui sont utilisés pour la production des vaccins. Au lever du soleil, lorsqu'il parvient enfin à se libérer, le gardien constate qu'en plus d'avoir volé sa voiture, les bandits ont complètement vidé le réfrigérateur qui renfermait 6800 fioles du vaccin Salk, qu'on était sur le point de distribuer dans les cliniques de vaccination un peu partout dans la province.

Un technicien de l'institut devant les étagères vides. 
(Montréal-Matin, 1er septembre 1959)

Ce vol est particulièrement choquant, car il survient au moment où la province est aux prises avec une importante épidémie de poliomyélite, une maladie infectieuse qui s'attaque surtout aux enfants, causant des paralysies, des malformations permanentes et même la mort, lorsqu'elle s'attaque au système respiratoire.  Les 6800 fioles dérobées auraient permis d'inoculer une deuxième dose à 75 000 enfants ; mais puisque 8 mois sont nécessaires à la fabrication du vaccin, la campagne provinciale de vaccination est en péril.

Le Petit Journal, 9 aout 1959

Le lendemain du vol, les policiers interrogent Jean-Paul Robinson, qui se prétend étudiant en médecine. Robinson a tenté de vendre une centaine de fioles de vaccin Salk à Gaston Bédard, un pharmacien de Pont-Viau. Robinson est bientôt relâché, après avoir fait valoir que le vaccin qu'il vendait provenait plutôt de surplus d'une clinique de vaccination qu'il avait organisée.

Vaccins retrouvés 

Coup de théâtre:  trois jours après le vol, suite à un appel téléphonique anonyme, la police retrouve la presque totalité des vaccins volés dans un appartement inhabité de la rue St-Hubert. Tout est bien qui finit bien? Oui et non: puisqu'on ne sait pas si les vaccins ont été correctement réfrigérés depuis le cambriolage, il sera nécessaire de les tester à nouveau sur des singes rhésus, ce qui nécessitera plusieurs semaines.

 

Le Devoir, 4 septembre 1959

Jean-Paul Robinson recherché

L'enquête policière se poursuit malgré tout, et l'étau se resserre sur Jean-Paul Robinson, celui qui avait été interrogé le lendemain du crime.

On a découvert que Robinson a visité les laboratoires de l'Institut de Microbiologie de l'Université de Montréal, à Laval-des-Rapides, dans les jours précédent le vol du vaccin, en se faisant passer pour un étudiant en médecine (ce qu'il n'est pas). On sait aussi que c'est lui qui a loué l'appartement dans lequel les vaccins on été retrouvés, et qu'il a tenté de vendre un certain nombre de ces vaccins au pharmacien Gaston Bédard. 

 

La Presse, 25 novembre 1959


Pendant de nombreuses semaines, Robinson est introuvable. Sa femme fait courir la rumeur qu'il pourrait avoir été exécuté par ceux qui ont volé le vaccin, d'autres pensent qu'il a quitté le pays. On le retrouve finalement dans une maison de ferme récemment louée par sa femme. Il porte des lunettes et une moustache, dans une tentative manifeste de ne pas être reconnu.

 

La Patrie du Dimanche, 25 octobre 1959

L'enquête préliminaire de Jean-Paul Robinson a lieu le 24 novembre 1959; il est accusé du vol et du recel de 6800 fioles de vaccin Salk.

La condamnation de Gilles Hébert

En septembre 1960, alors que Jean-Paul Robinson est toujours dans l'attente de son procès, un certain Gilles Hébert, un jeune toxicomane de 23 ans, admet au policier qu'il a participé au vol de vaccins commis un an plus tôt, en échange de la somme de $500. Il fournit une description détaillée du déroulement du crime, qu'il prétend avoir perpétré en compagnie de Jean-Paul Robinson et de personne d'autre (le gardien de sécurité Arpolis Béland avait pourtant parlé de trois malfaiteurs).

La Presse, 24 septembre 1960
 

Lors de sa comparution, Hébert plaide d'abord coupable, mais se ravise le lendemain. Sa confession aux policiers est tout de même retenue en preuve, et il est condamné à 4 ans de pénitencier pour sa participation au vol du vaccin.   

La Presse, 17 février 1961

Le procès de Jean-Paul Robinson

Après plusieurs ajournements, le procès de Jean-Paul Robinson débute finalement le 6 juin 1961, soit près de 2 ans après le vol du vaccin.

Tout va de travers pour la poursuite. Le premier témoin, Gilles Hébert, qui sert une peine de prison après avoir confessé avoir été le complice de Robinson, prétend n'avoir jamais rencontré l'accusé.

Quant au pharmacien Gaston Bédard, tout en admettant que Robinson a tenté de lui vendre des vaccins le lendemain du cambriolage, il insiste sur le fait qu'il lui en avait déjà vendu auparavant­.

Jean Paul-Robinson
(La Presse, 10 juin 1961)

Robinson se présente pour sa part comme un bienfaiteur de l'humanité. Non, il n'a pas participé au vol de vaccins. Toutefois, puisqu'il a été l'organisateur d'une clinique mobile de vaccination, il est relativement bien connu dans le milieu de la santé. C'est certainement pour cette raison qu'un certain Bob, qu'il avait déjà rencontré à sa clinique, l'a contacté pour lui vendre les vaccins volés.

La seule raison pour laquelle Robinson a accepté d'acheter ces vaccins pour la somme de $800, c'est que le mystérieux Bob a menacé de les jeter dans le fleuve Saint-Laurent s'il ne trouvait pas d'acheteur, et ce gaspillage aurait été une véritable tragédie pendant l'épidémie. Robinson a donc acheté les vaccins dans le but de les rendre à la population, espérant se faire rembourser par la suite par le gouvernement.

C'est pourquoi il a lui-même téléphoné à la police pour leur indiquer l'endroit où il avait entreposé le vaccin. Il a fait son appel à partir de sa chambre à l'hôpital Jean-Talon, où il avait été admis d'urgence suite à des problèmes cardiaques. Il a ensuite fuit la police en constatant qu'il était faussement suspecté d'avoir participé au vol.

Jean-Paul Robinson acquitté 

Contre tout attente, même s'il considère que certaines des explications offertes par Robinson sont peu vraisemblables, le juge Henri Masson-Loranger considère que la Couronne n'est pas parvenue à prouver de façon satisfaisante que Robinson est bien coupable des crimes qui lui sont reprochés. Jean-Paul Robinson est donc acquitté, faute de preuve, le 31 mars 1962.

La Presse, 31 mars 1962

 

Yves Pelletier (Facebook, Mastodon)


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