La fin tragique de l'ambassadeur Norman (1957)

Le 4 avril 1957, Herbert Norman, ambassadeur du Canada en Égypte, se rend à l'édifice qui abrite l'ambassade de Suède au Caire. Il prend l'ascenseur jusqu'au septième étage et, après avoir enlevé sa montre et ses lunettes, il saute dans le vide. On trouvera dans ses poches une note adressée à sa femme, griffonnée sur  une feuille de papier à en-tête de l'ambassade: "Je n'ai plus d'espoir". Il avait 47 ans.

La Presse, 4 avril 1957

Fils d'un missionnaire canadien, Herbert Norman était né au Japon. Diplômé des universités de Cambridge et de Harvard, il avait occupé depuis 1941 différentes fonctions au ministères des affaires extérieures du Canada.

La raison de son geste désespéré: l'acharnement  d'un sous-comité du sénat américain qui l'avait publiquement accusé d'être un communiste. Les premières accusations avaient été formulées en août 1951, alors que Norman était chef intérimaire de la délégation canadienne aux Nations Unies.  Lester B. Pearson, alors ministre des affaires étrangères du Canada, avait immédiatement pris la défense du haut fonctionnaire, affirmant que le gouvernement canadien avait déjà enquêté sur ces allégations et qu'elles s'étaient révélées non-fondées.

 

La Patrie, 17 août 1951
 

Le même sous-comité du Sénat américain était toutefois revenu à la charge  en mars 1957, et le ministre Pearson avait réitéré sa confiance envers l'ambassadeur Norman. "Je n'ai rien à dire pour le moment à l'égard de ce rapport, sauf qu'il semble se faire l'écho de rumeurs, soupçons et calomnies que nous avons entendus pendant des années, et que nous avons rejetés comme dénués de tout fondement." (La Patrie, 15 mars 1957) 

Suite à son décès d'Herbert Norman,  le ministre Pearson ainsi que John Diefenbaker, chef de l'opposition, lui rendent hommage à la Chambre des Communes.

"Comme il est facile à comprendre, M. Norman avait été profondément attristé qu'un ou deux individus de Washington ressuscitent certaines accusations anciennes au sujet de sa fidélité à l'État, accusations qu'une minutieuse enquête avait détruites il y a plusieurs années. Il se peut que les motifs de ces attaques répétées soient difficiles à démêler, mais les moyens employés ne dégradent que ceux qui y recourent." (Lester B. Pearson, Ministre des affaires extérieures du Canada, La Presse,  4 avril 1967)

"Je suis profondément ému de la mort de M. Herbert Norman. Le Canada perd beaucoup en étant privé de la connaissance particulière des affaires asiatiques que possédait ce dévoué serviteur de l'État. Sa mort semble devoir être attribuée au penchant de certains inquisiteurs de Washington à la chasse aux sorcières. Ces derniers, manquant de victimes locales, ont été poussés à salir et à condamner des fonctionnaires canadiens comme ils avaient fait pour leurs compatriotes. Si désirable qu'il soit de défendre notre liberté contre le communisme, voici encore une preuve que le procès sur les soupçons, la condamnation par insinuation ont de terribles résultats pour la vie de ceux qui y sont exposés." (John Dienfenbaker, chef de l'opposition, La Presse,  4 avril 1967).

Le suicide de l'ambassadeur fait évidemment scandale au Canada, mais également aux États-Unis.

 

La Patrie, 10 avril 1957

"Le New York Times écrit que le décès de l'ambassadeur canadien au Caire est une "honte pour le gouvernement et pour le peuple américain". Dans un éditorial rédigé très sévèrement, le St. Louis Post Dispatch a demandé: "Est-ce que les enquêteurs, dans leur désir d'attirer l'attention publique, ne voient pas les responsabilités de leurs gestes?" Et il ajoute: "Chaque Américain ayant une once de pudeur peut et doit avoir honte du rôle du sous-comité dans cette affaire." (La Patrie, 10 avril 1957)
 

La Patrie, 10 avril 1957

"Le président Eisenhower a déclaré aujourd'hui que le suicide du diplomate canadien Herbert Norman lui a causé un profond chagrin et a exprimé l'espoir que les Canadiens comprennent à quel point les États-Unis désirent conserver leur respect et leur amitié." (La Patrie, 10 avril 1957).

 

Le Devoir, 11 avril 1957

Le 11 avril, le ministre Pearson menace les États-Unis d'interrompre la transmission de renseignement sur la sécurité touchant les citoyens canadiens. "Il est intolérable, a-t-il dit, que les citoyens soient harassés par une agence d'un gouvernement étranger. Le gouvernement canadien est parfaitement en mesure d'examiner les questions de sécurité qui le regardent et qui ne relèvent certainement pas de quelque sous-commission d'un autre pays." (Le Devoir, 11 avril 1957)

 

L'Action Catholique, 24 mai 1957

Le 24 mai 1957, pendant la campagne électorale qui entraînera l'élection de John Diefenbaker, Pat Walsh, secrétaire-trésorier de la Ligue anticommuniste pancanadienne, prétend que Herbert Norman ne s'est pas suicidé.!  "Il a ajouté que le gouvernement a peur de faire cette révélation parce que ce serait une bombe électorale. Nous savons, dit-il, que Norman a été précipité dans le vide ou amené par hypnotisme à se suicider. Les deux méthodes sont utilisées par la police secrète soviétique." (L'Action Catholique, 24 mai 1957) Cette déclaration semble avoir comme objectif de semer le doute dans la population, à des fins purement partisanes: le gouvernement libéral protégerait volontairement de dangereux communistes, il faut donc voter pour les conservateurs...

 

La Presse, 1er avril 1990
 

En 1990, le ministre Joe Clark dépose à la chambre des communes un rapport rédigé par Peyton Lyon, politicologue à l'université Carleton, qui confirme que Herbert Norman n'était pas un espion à l'emploi de l'Union soviétique. Quelques années plus tôt, James Barros de l'Université de Toronto avait affirmé le contraire dans son livre "No Sense of Evil: The Espionage Case of E. Herbert Norman".

Yves Pelletier

 "L'homme qui aurait pu être", un excellent documentaire sur l'affaire Herbert Norman, peut être visionné sur le site de l'ONF.

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Elvis Presley à Ottawa (1957)

Le 3 avril 1957, Elvis Presley donne deux spectacles à Ottawa, après en avoir donné deux autres, la veille, à Toronto. Puisque les autorités ont empêché la tenue d'un spectacle en sol québécois, plusieurs centaines de jeunes montréalais se rendent à Ottawa en train ou en autocar afin de voir leur idole.

Le Droit, 4 avril 1957


Des promoteurs avaient pourtant réservé l'auditorium de Verdun pour deux soirs, les 4 et 5 avrils, mais le conseil municipal avait bloqué le projet sous prétexte que la ville ne disposait pas d'effectifs policiers suffisants pour assurer la sécurité.

"Les promoteurs d'Elvis Presley semblent avoir quelque difficulté à trouver un endroit de la métropole canadienne, pour fins de spectacle dans la plus grande ville du pays. Il semble, en effet, que des efforts inutiles ont été faits jusqu'ici, auprès des autorités du Forum, du Palais du Commerce et de l'Auditorium de Verdun."  (Dimanche-Matin, 17 mars 1957) 


La Patrie, 13 mars 1957

 "Le conseil municipal de Verdun a décidé de contremander les représentations que le chanteur de rock'n'roll, Elvis Presley, devait donner à l'auditorium de Verdun, les 4 et 5 avril prochains. Les conseillers ont déclaré que la ville n'a pas suffisamment de policiers pour contenir la foule attendue à ces spectacles." (Le Soleil, 14 mars 1957)

Les jeunes admirateurs et admiratrices d'Elvis sont donc nombreux à prendre la direction d'Ottawa. 800 d'entre eux prennent place à bord d'un train spécial de huit wagons, d'autres s'y rendent en autocar ou en automobile.

 

Des montréalaises s'apprêtent à monter dans le train spécial en direction du spectacle d'Elvis à Ottawa (La Presse, 4 avril 1957)

Publicité dans La Presse, 2 avril 1957

"Les centaines d'adolescents de Montréal qui se sont rendus à Ottawa en train spécial pour voir Elvis Presley sont furieux contre l'agence qui a organisé le voyage. Il semble que le contingent de Montréal a été placé derrière la scène et que la plupart n'ont pas vu Presley "de face". Les Montréalais ont bruyamment manifesté à leur sortie de l'auditorium . Merci aux autorités municipales de Montréal de nous avoir préservé d'un spectacle disgracieux comme celui qu'on a vu à Ottawa; et nos sympathies aux parents qui ont laissé leurs jeunes filles se rendre dans la Capitale fédérale à bord de ce train spécial." (Dimanche-Matin, 7 avril 1957)

La Presse, 4 avril 1957

Tout comme ce sera le cas 7 ans plus tard lors de l'unique prestation des Beatles à Montréal, les journalistes présents n'apprécient ni la prestation de l'artiste, ni le comportement des spectatrices.

"Quand il s'empara, d'un geste...dramatique de sa guitare, les murs du Colisée d'Ottawa résonnèrent d'échos rauques, spasmodiques, tandis que des adolescentes s'arrachaient les cheveux, pleuraient, riaient, tendaient des bras tordus par l'émotion... " (Amédée Gaudreault, La Presse, 4 avril 1957)

Elvis Presley sur scène à Ottawa (Le Droit, 4 avril 1957)    

Titubant, se jetant à genoux, tournant les pouces, embrassant...du regard quelques-uns de ses "fans" qui en trépignaient aussitôt de joie, les cheveux en vadrouille avec favoris extra-longs, Elvis n'avait pas prononcé un mot, fait un geste, que de 8500 poitrines jaillissait une clameur stridente, continue. (...) Spectacle abrutissant, stupide, parfois dégradant. (...) Personnellement, nous avons trouvé ce beau grand garçon d'une insignifiance consommée, mais fort payante. Cependant, il appert qu'il produit chez les adolescentes le même effet que Marilyn Monroe chez les hommes. (Amédée Gaudreault, La Presse, 4 avril 1957)

Une partie de l'auditoire (Le Droit, 4 avril 1957)
 

"Le spectacle méritait qu'on s'y arrête. L'intérêt ne résidait pas sur la scène, mais dans l'auditoire. Au point de vue artistique, en effet, zéro. On n'entendait à peu près rien, les pleurs et les cris féminins dépassant en intensité ceux d'Elvis. Ce qu'on voyait sur la scène ne vaut pas la peine d'être décrit, des gesticulations érotiques sans même un soupçon de beauté." (Germain Tardif, le Droit, 4 avril 1957)

La Presse, 4 avril 1957

"Néanmoins, la foule a transformé l'Auditorium en un véritable asile d'aliénés, presque un enfer. On manque de mots pour décrire la scène; démence, délire, frénésie ne sont pas exagérés. Jamais peut-être un artiste n'a suscité plus d'enthousiasme à Ottawa." (Jean Taillefer, le Droit, 4 avril 1957)

Le Droit, 4 avril 1957


Le Droit, 8 avril 1957

Dans les jours suivants le spectacle, la supérieure du Couvent Notre-Dame d'Ottawa annonce que huit élèves ont été expulsées parce qu'elles ont défié l'interdiction qui leur avait été faite de d'assister au concert d'Elvis Presley. Cette sanction est toutefois levée une semaine plus tard suite à l'intervention de leurs parents. 

Yves Pelletier


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Écrasement d'un avion à Montréal (1929)

"Le plus terrible accident dans les annales de l'aviation à Montréal".  (Le Devoir, 21 juin 1929)

Dans l'après-midi du 20 juin 1929, un hydravion de marque Vickers s'écrase dans les eaux du fleuve Saint-Laurent, devant l'île des Soeurs. Le pilote et les deux passagers meurent dans l'accident.

La Patrie, 21 juin 1920

Les victimes sont :

  • Le pilote Colin S. Caldwell, 32 ans, de la Canadian Vickers Limited, un des aviateurs les plus expérimentés du Dominion Britannique.
  • L'honorable J. C. Jervis, 32 ans, capitaine, ancien aide-de-camp du Gouverneur-général, fils aîné du Vicomte de Saint-Vincent, employé de la Canadian Vickers.
  • Le Dr William David Morris, 28 ans, qui pratiquait la médecine à Montréal.

Caldwell et Jervis avaient été chargés de tester cet appareil flambant neuf qui avait quitté l'usine de la Canadian Vickers deux jours plus tôt. Le Dr Morris avait été invité à prendre place à bord par son ami d'enfance Caldwell: ils avaient tous les deux grandi à Lacombe, en Alberta.

Le pilote Colin S. Caldwell (La Presse, 21 juin 1929)

 

J. C. Jervis, à gauche et le Dr. David Morris, à droite (La Presse, 21 juin 1929)
 

Selon les témoins, l'avion se serait accroché dans les fils électriques qui traversent le fleuve pour alimenter en électricité à la maison des religieuses de la Congrégation Notre-Dame.

"Je vis l'hydravion volant très bas, peut-être dix ou douze pieds au-dessus de l'eau pendant une assez longue distance. Nous crûmes que le pilote n'avait peut-être plus que peu d'essence. Mous nous le vîmes tout-à-coup tenter de redresser l'aéroplane qui alla frapper deux fils électriques allant à l'île des Soeurs. Une terrible détonation précéda le tragique plongeon de l'appareil."  (La Patrie, 21 juin 1929)

 

L'avion après son retrait des eaux du fleuve (La Patrie, 21 juin 1929)



 

Deux cadavres, celui de Morris et celui de Jervis, sont repêchés dans les heures suivantes. Ce n'est qu'une semaine plus tard, à Varennes, que le corps de Caldwell sera finalement trouvé par un garçon de 10 ans.

Tombe du pilote Caldwell au cimetière Mont-Royal (findagrave.com)

 

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Yves Pelletier

Les premières envolées en ballon au Québec au XIXe siècle (1856)

Publicité pour la 3e ascension d'Eugène Godard à Montréal
La Minerve, 20 septembre 1856

Eugène Godard, 1856

Même si les premiers exploits des frères Montgolfier datent de 1783, ce n'est qu'en 1856 que des québécois ont l'occasion de s'envoler à bord d'un aérostat.

Le français Eugène Godard, qui avait fabriqué son premier ballon dix ans plus tôt, arrive à Montréal à l'été 1856, et supervise sur place la fabrication d'un aérostat qu'il baptise "Le Canada". Il s'agit d'un ballon de 76 pieds de hauteur et de 42 pieds de diamètre.

La première envolée du Canada a lieu le lundi 8 septembre 1856. Pour faciliter la logistique, le point de départ se situe à l'intersection des rues Gabriel et Ste-Anne, dans Griffintown, près de l'usine de Louis Beaudry qui fournit le gaz nécessaire à l'ascension. Une foule de quelques milliers de personnes patiente plus de deux heures pendant que le ballon se remplit de 38 000 pieds cubes de gaz. 

"Enfin, Montréal a pu voir une véritable ascension aérostatique, ses citoyens ont pu jouir d'un des spectacles à la fois les plus imposants et les plus émouvants qu'il soit donné à l'homme de contempler. M. Eugène Godard leur a démontré, par la plus heureuse expérience, que l'homme pouvait se rendre le maître des airs, comme de la terre et de l'eau." (La Minerve, 13 septembre 1856)

"L'enceinte réservée pour les personnes qui désiraient voir les préparatifs de l'ascension était garnie de toute l'élite de notre société, de la ville et de la campagne. Nous y avons remarqué, entre autres, sir L. H. Lafontaine et lady Lafontaine, et le maire de Montréal, qui paraissaient suivre, avec un bien vif intérêt, tous les détails des préparatifs." (La Minerve, 13 septembre 1856)

Pour cette première envolée, trois passagers accompagnent l'aéronaute Godard à bord de la nacelle: A.E. Kierskowski, D.S. Ramsay et A. Rambau du journal La Patrie. Le ballon amorce son ascension vers 17h30,  et atterrit 55 minutes plus tard à St-Mathias. 

"Le vent conduisit immédiatement le ballon dans la direction sud-est du fleuve, que nous traversâmes avec assez de rapidité; l'aérostat avait été élevé à une certaine hauteur, et déjà les édifices les plus considérables de Montréal nous apparaissaient sous de bien petites proportions; le vaste St. Laurent lui-même n'était plus qu'un ruban d'eau et ses bateaux les plus considérables étaient à nos yeux de petits jouets d'enfants.  (Le Canadien, 12 septembre 1856)

Après cela, fût-ce une diminution du leste ou la volonté de notre guide? le ballon s'éleva à une majestueuse hauteur et nous traversâmes les plaines de St-Lambert et de Longueuil plus près des nuages que de la terre. Ce qui nous a paru bien étrange, c'est qu'à une semblable hauteur, on n'éprouve pas le moindre sentiment de vertige, même lorsque l'on se penche hors de la nacelle, comme nous le fîmes tous, pour examiner la terre et essayer les étonnants effets de répercussion de la voix qui se produisent, lorsque l'on a atteint cette élévation." (Le Canadien, 12 septembre 1856)

Une deuxième envolée a eu lieu le lundi 15 septembre, avec des résultats plus mitigés:

"Nous apprenons que l'intrépide aéronaute a été contrarié dans sa seconde ascension en ballon, faite lundi à Montréal, par une un vent violent qui l'obligea à relâcher à 4 milles au sud de Saint-Lambert. Il avait pour compagnons de voyage MM. G. Lamothe, J.W.A.R. Masson et L. Beaudry." (Le Journal de Québec, 20 septembre 1856)

"La descente à terre fut difficile, et l'ancre enlevait la terre, les clôtures et les barrières comme des pailles; ce ne fut qu'après avoir labouré la terre de cette manière pendant près de deux milles, que M. Godard put diriger son ballon sur un bouquet de bois et l'arrêter. Comme on le voit cette ascension fut très accidentée, mais le sang-froid de M. Godard empêcha ses passagers d'éprouver la moindre inquiétude, et il revinrent parfaitement satisfaits de leur voyage." (Le Pays, 18 septembre 1856) 

La troisième et ultime envolée a lieu du même point de départ le lundi 22 septembre 1856. Cette fois, les passagers sont Charles Beaudry, Adolphe Roy et le journaliste Coursolles du journal Le Pays. Après avoir volé pendant une heure, l'aérostat atterrit à Lachine.

"Je ne chercherai pas à définir le bonheur, mais je dirai que, pour le moment, le bonheur me paraît être d'aller en ballon. S'il n'a pas d'autre mérite, ce bonheur-là a au moins celui de n'être pas vulgaire, et de n'avoir été partagé à Montréal et même en Canada, que par bien peu de personnes. Je suis un de ceux qui y ont goûté, et si on ne veut pas croire, sur ma parole, que c'est réellement un bonheur d'embrasser l'état d'oiseau pendant une heure ou deux, qu'on en essaie, et on sera convaincu." (Le Pays, 25 septembre 1856)

Suite à cette troisième ascension, Eugène Godard prend la route des États-Unis, au grand désespoir des rédacteurs du Journal de Québec:

"Nous l'avons demandé à Québec, mais il n'a pas pu venir parce que la compagnie d'éclairage a refusé de lui fournir le gaz nécessaire, à un prix raisonnable. On l'attendait à Trois-Rivières, pendant l'Exposition; mais il n'a pas pu s'y rendre pour la même raison. Nous sommes réellement honteux que M. Godard ait trouvé en aval de Montréal des obstacles à ses ascensions, qu'il n'a sans doute rencontrés nulle part, ni aux États-Unis, ni en Europe." (Le Journal de Québec, 20 septembre 1856).

Ballon, trapèze, parachute...vache? (1888-1895)

Faisons maintenant un bond de quelques décennies; vers la fin des années 1880 et au début des années 1890, on annonce assez régulièrement des spectacles impliquant un numéro de trapèze suspendu à un ballon en ascension, suivi d'un saut en parachute. Les acrobates portent souvent le titre de "professeur": le professeur Williams à Ottawa en 1888, le Professeur Hogan à l'exposition de Sherbrooke en 1889, le Professeur Montford au Parc Sohmer à Montréal en 1889, Mlle Karlettia (assistée du Professeur Karl Killip!) au parc Royal à Montréal en 1892...

Illustrations tirées de La Presse, 23 septembre 1892

"La descente de l'aéronaute Hogan en parachute a fait l'étonnement des vingt mille spectateurs, qui l'ont vu s'élever en faisant des tours de force sur un trapèze suspendu à la nacelle, puis ouvrir son parachute et redescendre tranquillement sur notre boule, tandis que sa montgolfière continuait à se balancer dans l'espace, jusqu'à ce que, l'air chaud s'étant refroidi, elle s'abattit sur le sol à quelques milles du terrain de l'exposition." (La Justice, 5 septembre 1889)


Publicité pour un spectacle du Prof. Hogan
Le Progrès de l'Est, 16 août 1889

À Montréal, une performance du Professeur Montford est annoncée pour le 8 septembre 1889:

"Le professeur H. L. Montford fera une ascension en ballon, dimanche prochain, 8 septembre, au Parc Sohmer. Le ballon est gonflé à air chaud, et le professeur n'a pas de nacelle; il se tient sur son trapèze, et durant son ascension fait les tours de forces les plus prodigieux. Il se pend par les jambes, monte ensuite jusqu'au cercle et se laisse glisser, toujours suspendu par les jambes, et la tête en bas, jusqu'au trapèze, à mille pieds de hauteur, il se pend par la pointe des pieds, à la barre de son trapèze; enfin à six mille pies de haut, il se jette en bas avec un parachute, ne prenant que trois minutes pour le trajet des six milles pieds."  (La Patrie, 6 septembre 1889)

L'Étendard du 10 septembre 1889 rectifie: ce n'est pas le Professeur Montford lui-même qui a sauté:

"Le jeune homme qui est monté en ballon, au Parc Sohmer, n'est pas le professeur Montford, mais un jeune home, son élève, âgé d'une quinzaine d'années, et du nom de Hanner. Son ballon avait été gonflé à air chaud dans l'espace d'une demi-heure. Il s'est élevé à environ 1000 pieds en moins d'une minute et est descendu encore plus vite à l'aide de son parachute. Hanner a quitté son ballon dès qu'il a vu qu'il gagnait le nord, afin sans doute de ne pas descendre sur la tête des cheminées. " (L'étendard 10 septembre 1889)

En juillet 1892, c'est une certaine mademoiselle Karlettia qui effectue des acensions en ballon (avec parachute et trapèze) au parc Royal à Montréal.

Publicité pour le spectacle de Mlle Karlettia
(L'Étendard, 8 juillet 1892)

Il semble que le spectacle de Mlle Karlettia n'ait pas été aussi spectaculaire que prévu. Les propriétaires du Parc Royal ont donc engagé le jeune britannique Stanley Spencer:

"Il fallait être osé, après les désappointements du public lors de l'insuccès de Mlle Karlettia de monter en ballon, de tenter un nouvel essai, mais les propriétaires du Parc Royal ont la foi robuste et, dimanche dernier, ils ont pris une revanche des plus éclatantes." (Le Samedi, 20 août 1892)

Stanley Spencer
La Presse, 23 septembre 1892

Le 23 septembre 1892, un journaliste de La Presse raconte son vol dans le ballon de Stanley Spencer; l'envolée d'une durée de 35 minutes les amène au Sault-aux-Récollets, vis-à-vis Terrebonne. Le journaliste est tout aussi émerveillé que ceux qui avaient accompagné Eugène Godard 36 ans auparavant:

"Pour notre part, nous avouons n'avoir vu rien d'aussi beau, d'aussi grandiose. Ajoutez à celà le calme parfait qui règne autour du ballon. Bien qu'il ne soit pas encore 4 hrs de l'après-midi, on dirait que tout dort dans la nature. À peine entendons-nous en passant les cris poussés par un grand nombre d'enfants d'école qui saluent notre passage." (La Presse, 23 septembre 1892)    

En 1895, "la célèbre vache aéronaute Maud" est annoncée à Montréal (le 9 juin), à Trois-Rivières (le 24 juin) et à Hull (le 1er juillet). Dans les trois cas, on précise qu'il s'agira de sa 175e ascension sur le continent américain... Le spectacle est gratuit à Montréal, alors qu'il coûte 10 cents à Trois-Rivières et 25 cents à Hull!

La Presse, 7 juin 1895

À Trois-Rivières, la prestation de la vache Maud nécessite le sauvetage de son propriétaire dans les eaux du fleuve Saint-Laurent:

"Une grande excitation a été causée hier par l'ascension en ballon d'une vache. Lorsque le ballon est arrivé à une hauteur d'une centaine de pieds, l'aéronaute coupa les cordes de son parachute et la vache descendit à une vitesse vertigineuse, mais toucha terre toutefois sans aucun accident. L'aéronaute se maintint alors du mieux qu'il put après son ballon, qui continua de monter encore de deux cent pieds environ. À ce moment, il lâcha prise et tomba dans le fleuve Saint-Laurent en face de l'île de M. Baptiste.  Les matelots des bateaux qui étaient encrés à l'île se portèrent à son secours et furent assez heureux de le ramener sain et sauf."    (La Patrie, 24 juin 1895)

Un tragique accident

Le 27 septembre 1888, à Ottawa, 6 à 7 milles personnes sont témoins d'un épouvantable accident. Le "professeur Williams" effectuait la cascade consistant à s'élever à bord d'un ballon et de s'en laisser tomber en parachute. Plusieurs hommes retenaient le ballon au sol en attendant le signal du départ. Mais quand le professeur Williams a crié "Let go", un des hommes n'a pas lâché et s'est envolé avec le ballon. Il a finalement lâché prise alors que le ballon se trouvait à une altitude d'environ 1000 pieds, et a lourdement tombé, tête première. Il n'a évidemment pas survécu à sa chute. Il s'agissait d'un habitant d'Ottawa nommé Wesely, âgé de 22 ans.  Le professeur Williams, quand à lui, est redescendu en parachute, tel que prévu. (La Presse, 28 septembre 1888)  


Yves Pelletier


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Le meurtre de Jessie Keith à Listowel (1894)

Le 19 octobre 1894, la paisible localité de Listowel, dans le comté de Perth en Ontario, est le théâtre d'un crime atroce.

L'Électeur, 20 octobre 1894

Vers 10h30, la jeune Jessie Keith, âgée d'un peu moins de 14 ans, part de la ferme familiale afin d'aller chercher le journal et quelques provisions dans un commerce de Listowel, situé à un peu plus de 2 km de chez elle. Deux heures plus tard, un ouvrier de la compagnie du Grand Tronc apporte au père de Jessie le journal et le sac d'orge qu'il a trouvé près de la voie ferrée. Ayant croisé Jessie plus tôt dans la journée alors qu'elle était en possession de ces articles, il craint qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave.


Jessie Keith, la victime
(La Presse, 30 mars 1895)

Le père de Jessie se met immédiatement à sa recherche, en compagnie de quelques ouvriers du chemin de fer. Ils trouvent d'abord du sang pas très loin de la voie ferrée et, plus tard, dissimulé sous des feuilles dans un boisé, le cadavre de Jessie Keith.

Le corps, dépouillé de tous ses vêtements, est affreusement mutilé. La gorge a été tranchée d'une oreille à l'autre, et certains organes en ont été retirés (on les retrouvera plusieurs jours plus tard, enterrés à proximité). Un jupon blanc imbibé de sang est enroulé autour de son cou. Ce jupon n'appartenait pas à la victime.

Pierre tombale de Jessie Keith
"While defending her honor she lost her life"

Les soupçons se portent rapidement sur un vagabond à l'allure louche qui a été vu à proximité des lieux du crime ce jour là. Quelqu'un l'a même croisé dans la forêt, alors qu'il portait des vêtements féminins. Après quelques jours de recherche, on parvient à retrouver le suspect près de Cataract, en Ontario.

Il se nomme Amédée Chatelle.  Âgé d'une soixantaine d'années, Chatelle est né à St-Hyacinthe au Québec, mais il a quitté sa famille très jeune pour devenir marin. Il a fait plusieurs fois le tour du monde, a participé à la ruée vers l'or, et aurait été interné un certain temps à Boston pour des problèmes de santé mentale. Il est brièvement retourné à St-Hyacinthe l'année précédente, travaillant pendant deux mois à la compagnie d'électricité du Rapide Plat, avant de reprendre sa vie de nomade.

Amédée Chatelle (La Presse, 29 mars 1895)

Au moment de son arrestation Chatelle est en possession d'une valise noire qui contient des vêtements féminin dont, entre autres, des vêtements que portait Jessie Keith lorsqu'elle a été assassinée. La suite de l'enquête démontrera que cette valise et la plupart  des vêtements féminins qu'elle contient avait été dérobée chez une dame McLeod de Ailsa Craig. Le jupon blanc qui a été trouvé sur le cadavre de Jessie Keith faisait également partie des vêtements volés chez madame McLeod.

Chatelle avoue rapidement son crime.  Il a croisé Jessie Keith sur la voie ferrée et a tenté de l'agresser sexuellement mais sans succès puisqu'elle se débattait énergiquement. Il l'a frappée à la tête avec une pierre et l'a traînée à l'écart avec de l'égorger. Il se dit désolé de ce qui est arrivée, et s'explique mal ce qui lui a pris. Il est emmené par train à Listowel pour subir son enquête préliminaire, où une foule en colère tente de le lyncher.

"Pendant qu'on le ramenait à la prison, Chatelle a répété plusieurs fois, en constatant l'excitation de la foule "Laissez là donc me mettre en pièces, me pendre ou me fusiller. On a prouvé que j'ai commis le crime dont on m'accuse."" (L'Événemement, 27 octobre 1894).

Le procès a lieu à Stratford le 29 mars 1895. Un avocat de Toronto, Me H.M. East, se présente au procès en compagnie de deux médecins, dans le but de démontrer que Chatelle souffre d'aliénation mentale. Mais ce dernier congédie l'avocat, car il refuse d'être considéré comme fou. Chatelle doit donc se défendre seul, sans avocat.

Pendant tout le procès, l'accusé se montre calme, voire insouciant. Il pose occasionnellement des questions incohérentes aux témoins, qui sont parfois incapables de répondre puisque la question est incompréhensible.

"Le prisonnier, son bonnet écossais et sa bible à côté de lui souriait. De temps en temps, il se levait, regardait pour poser une question et semblait aussi sûr de gagner sa cause que si le verdict était déjà rendu en sa faveur." (La Presse, 29 mars 1895)

À la fin, lorsque le juge lui demande s'il a quelque chose à dire aux jurés, Chatelle déclare:

"Non, je n'ai rien à dire aux jurés, à moins que la cour n'insiste. J'ai une mission en vue et c'est une mission secrète, et je ne veux pas la révéler, à moins que le tribunal ne m'ordonne de la révéler. Le sujet est en conformité de l'Évangile, et si vous voulez que je vous donne plus de renseignements, je pourrai plus tard. Il a cité en premier lieu: "Tel est le royaume des cieux." et en second lieu, il s'agit de se conformer à une vraie religion. C'est tout ce que j'ai à dire en ce moment. Je me révélerai quand je serai obligé de me révéler, alors au sujet de cette plainte, je pourrais augmenter ou diminuer. Jusqu'à présent, je suis bien content de la cour et de tout ce qui s'est passé et je crois que c'est tout ce que je dois dire."(La Presse, 31 mai 1895)

Après avoir délibéré pendant 10 minutes, le jury déclare Chatelle coupable de meurtre. Le juge le condamne à être pendu.

"La sentence de mort n'a pas semblé produire sur le prisonnier plus d'effet que le verdict. Sa physionomie n'a pas changé. Elle est restée placide, l'oeil conservant son expression pénétrante et vague. Il a quitté la cour pour retourner en prison du même pas qu'il y était entré, le dos légèrement courbé, la démarche assurée, mais insouciant." (La Presse, 29 mars 1895).

La Presse, 29 mars 1895

Le reporter de La Presse s'étonne de la courte durée du procès:

"Il est certain que les avocats de Montréal, surtout ceux qui sont familiers avec la procédure des tribunaux criminels (qui est essentiellement la même dans tout le pays), ont dû s'étonner, non sans raison, d'apprendre que la cour d'assises du comté de Perth avait trouvé un moyen de commencer un procès pour meurtre à neuf heures du matin, d'assermenter un jury, d'entendre l'exposition de la cause faite par l'avocat de la Couronne, d'assermenter et d'interroger soixante-seize témoins, de passer par toutes les autres formalités nécessaire et de terminer ce mémorable procès avant cinq heures de l'après-midi par une sentence de mort." (La Presse, 30 mars 1895)

Sans mettre en doute la culpabilité de Chatelle et la gravité du crime, qui ne font aucun doute, il est surpris qu'on n'ait nullement tenu compte de sa santé mentale:

"Ce qu'il y a d'étrange, c'est de voir un homme donnant de si grands signes de folie subir de la sorte au pas de course un procès pour meurtre durant lequel il n'est pas plus question de son état mental que de l'homme dans la lune et être condamné séance tenant à la peine capitale." (La Presse, 30 mars 1895)

(À titre de comparaison: dans les mois suivants, le meurtrier Valentine Shortis verra sa peine de mort commuée en peine d'emprisonnement suite à l'intervention du Gouverneur Général.)

Amédée Chatelle a été pendu à la prison de Stratford le matin du 31 mai 1895.


La Presse, 31 mai 1895

En 2010, lors de travaux de rénovations, deux squelettes ont été découverts sur le terrain de la prison de Stratford. On a supposé qu'il s'agissait des restes d'Amédée Chatelle et de Frank Roughmond, les deux seules personnes ayant été exécutées à cet endroit.

Yves Pelletier


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Les livres obscenes du libraire Desjardins (1894)

Le Monde, 15 octobre 1894

Le 13 octobre 1894, s'ouvre à Québec le procès de Frédéric Desjardins, libraire dans le quartier Saint-Roch. On lui reproche d'avoir vendu à un jeune client de 17 ans deux livres contraires à la morale:  "Onanisme" par le Dr. Pierre Garnier et  "La joie de vivre" par Émile Zola.


La couronne fait entendre cinq témoins, à commencer par  Elzéar Sylvain, 17 ans,  qui déclare s'être présenté chez Desjardins au mois de juin pour acheter les deux livres. Il a dû payer immédiatement, mais n'a obtenu les livres que quelques jours plus tard.

Les témoins suivants sont le Dr Arthur Vallée, le révérend Olivier-Elzéar Mathieu, prêtre et directeur du séminaire de Québec, le Dr Dionne, journaliste et bibliothécaire de la bibliothèque de l'Assemblée Législative et Me Dorion, avocat. Ils sont unanimes pour condamner les deux livres, qui n'ont d'après eux aucune utilité éducative et qui présentent avec beaucoup trop de réalisme des scènes d'onanisme et d'adultère.

Émilie Desjardin, soeur de l'accusé, prétend que c'est elle la propriétaire de la librairie, et non son frère. Elle déclare avoir lu les livres et considère que la jeunesse a intérêt à acquérir au plus tôt les connaissances de la nature.  C'est elle qui pris la commande, estimant que le jeune homme se procurait les livres afin de s'instruire.  L'accusé n'est que son employé, et il n'aurait joué aucun rôle dans cette affaire, étant même absent au moment où le jeune Sylvain s'est présenté au magasin. Cette version est toutefois contredite par Elzéar Sylvain, qui confirme qu'il a donné la commande à Frédéric Desjardins, et que c'est lui qui lui a remis les livres.

Après un quart d'heure de délibération, les jurés rendent un verdict de culpabilité et recommandent le prisonnier à la clémence de la cour. La sentence est prononcée le 19 octobre 1894: le libraire Desjardins est condamné à 6 mois d'emprisonnement. 

Ce verdict ne fait pas l'unanimité. "On va bien rigoler dans les centres civilisés en apprenant le verdict du jury Québécois contre le libraire Desjardins". (Le Monde, 17 octobre 1894)

L'Événement répond: "Que voulez-vous, confrère. La civilisation n'est pas aussi avancée dans ce pauvre Québec, que dans la grande métropole commerciale. Il y a encore ici des gens assez rétrogrades pour croire qu'il existe des lois morales qu'un citoyen, -- qu'il soit libraire ou autre chose -- est tenu de respecter. Imaginez-vous qu'il y a encore à Québec des pères de famille assez peu avancés pour croire coupable l'homme qui enseigne le mal aux fils et aux filles qu'ils ont élevés avec beaucoup de soin, et pour condamner l'individu qui, au mépris des lois du pays, fait métier de perdre les enfants." (L'Événement, 18 octobre 1894).

Le journal La Liberté, publié depuis Ste-Scolastique, émet des réserves: "Nous comprenons que la religion catholique place certains livres à l'Index afin de mettre les ouailles en garde contre ce qui pourrait constituer un danger pour leur foi ou leur vertu. Mais nous ne comprenons pas ce que les autorités judiciaires de Québec ont à faire là-dedans et pourquoi elles se livrent à des persécutions contre les libraires." (La Liberté, 18 octobre 1894)

On trouve encore une fois une réponse dans les pages de l'Événement: "La civilisation n'est peut-être pas aussi avancée à Québec qu'à Ste-Scholastique, mais nous savons distinguer le bien du mal et nous faisons une différence entre un bon libraire et un vendeur d'immondices." (L'Événement, 24 octobre 1894)

La Presse, 25 février 1895

Frédéric Desjardins sera toutefois libéré avant la fin de sa peine. En effet, le 25 février 1895, quelques journaux publient ce communiqué laconique: "Une requête a été présentée au ministre de la justice, demandant la mise en liberté de Frédéric Desjardins, libraire de Saint-Roch, condamné à la prison au dernier terme de la cour criminelle pour vente de livres immoraux. La requête a été reconsidérée et le shérif Gagnon a reçu instruction d'élargir Desjardins, ce qui a eu lieu."

L'éditeur de La Vérité est dans tous ses états: "Nous aimerions bien savoir, d'abord, qui a signé cette requête. Ensuite ce qu'elle affirme, quelles raisons elle allègue à l'appui de cette demande plus qu'étrange. Enfin, quelles considérations ont amené le gouvernement fédéral à annuler virtuellement la sentence du tribunal, sentence juste et salutaire, s'il en fût jamais. Cette mise en liberté a tout l'air d'un véritable scandale, d'un insolent défi porté à l'opinion saine. C'est en même temps une sorte d'encouragement aux vendeurs de livres immoraux, une prime en faveur de l'empoisonnement littéraire." (La Vérité, 2 mars 1895)

Le Morning Chronicle du 26 février 1895 a pourtant publié une lettre d'Adam Burwash qui explique que, parmi les arguments qui ont été adressés au Gouverneur Général pour justifier la libération de Desjardins, on a présenté l'exemple d'un montréalais qui a récemment été condamné à payer une amende de $25 pour avoir vendu des images dont l'obscénité ne faisaient aucun doute. En comparaison, la peine de 6 mois de prisons imposée à Desjardins semble nettement exagérée.

Tout est bien qui fini bien, donc?  Ha non...ce n'est pas tout à fait terminé...

L'Événement, 3 avril 1895

Le 1er avril 1895, on annonce que l'ex-libraire Desjardins a décidé de renoncer à la religion catholique, afin de devenir pasteur baptiste, ce qui ne contribue certainement pas à le rendre plus sympathique aux yeux de la rédaction du journal L'Événement!

Dans la soirée du 2 avril 1895, une foule s'assemble devant la chapelle baptiste, sur la rue Sainte-Marguerite, où a lieu le baptême protestant du libraire Desjardins et de sa soeur. À sa sortie de la chapelle, après la cérémonie, Desjardins est hué par la foule. Protégé par une dizaine de policiers, il retourne chez lui pendant que quelques centaines de jeunes gens le suivent en lui criant des injures.

Un rassemblement similaire a lieu le lendemain soir, pendant une conférence où Desjardins explique la raison de sa conversion. "Après le service, la foule a escorté Desjardins jusqu'à sa demeure, rue d'Aiguillon, en le huant, en lui lançant des boules de neige et en chantant." (L'Événement, 4 avril 1895)

Les circonstances ne sont évidemment pas favorables au maintient de son commerce dans la ville de Québec. Frédéric Desjardins semble ensuite être devenu pasteur baptiste itinérant.

"L'ex-libraire Frédéric Desjardins, qui a apostasié la religion catholique pour se faire baptiste, évangélise actuellement les centres canadiens des États-Unis. Il n'obtient pas toujours le succès si nous en jugeons par les journaux des places qu'il a visités, à Lowell il n'a pu même porter la parole et a dû s'enfuir pour échapper à l'indignation populaire." (Le Spectateur, 5 juillet 1895) 

"Les anciens amis de Frédéric Desjardins seront peut-être heureux de recevoir de ses nouvelles. Ce fameux apôtre dont on se rappelle la bruyante conversion, il y a une couple d'années, est occupé en ce moment à évangéliser les cultivateurs du bas du fleuve. Cette semaine, il prêche à Ste-Anne de la Pocatière, où ses succès n'ont pas encore été extraordinaires. Les gens de là-bas l'appellent "chiniquiste" et ses appels sont reçus très froidement: il paraît même qu'il a été invité à aller travailler ailleurs. Pauvre Frédéric!" (Journal des Campagnes, 26 novembre 1898)


Yves Pelletier


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Décès de l'aubergiste Joe Beef (1889)

Le 15 janvier 1889 à Montréal, l'aubergiste Charles McKiernan, mieux connu sous son surnom "Joe Beef", décède d'une crise cardiaque à l'âge de 53 ans.  Trois jours plus tard, quelques milliers de personnes suivent le cortège funéraire jusqu'au cimetière Mont-Royal. Selon certains observateurs, Montréal n'a jamais vu une telle foule depuis les funérailles du député Thomas D'Arcy McGee, assassiné 20 ans plus tôt. Joe Beef n'était pourtant qu'un simple aubergiste mais, grâce à sa forte personnalité, il avait beaucoup fait parler de lui.

Charles McKiernan (Joe Beef)
Musée McCord Stewart Montréal

Né en Irlande en 1835, Charles McKiernan a d'abord été militaire dans l'Artillerie Royale britannique, qu'il a accompagnée au Canada en 1864 à titre de Cantinier. En 1870, il ouvre sur la rue Claude à Montréal la taverne "Crown and Sceptre", puis déménage un peu plus tard sur la rue de la commune en prenant le nom de "Joe Beef Canteen".

Cantine de Joe Beef
(L'Action Catholique, 15 août 1954)

Cet établissement comporte, au premier étage, la cantine proprement dite, où il est possible de boire et manger à sa faim à faible coût, voire même gratuitement, si on n'a pas les moyens de payer, ainsi qu'un dortoir à l'étage, où il est possible de passer la nuit.

L'établissement attire une clientèle variée, particulièrement chez les moins fortunés:  "des honnêtes gens, des vieux soldats; de pauvres diables versés sur le quai par des navires venant de toutes les parties du monde; des malheureux, que l'abus de boire avait fait échouer là, où ils pouvaient encore avaler, de temps en temps, un verre de whisky qui écorchait le palais; des anciens pensionnaires des prisons cherchant à travailler de différentes manières; des vieux usés; des jeunes à la poitrine déjà défoncée par tous les liquides corrosifs buvables; des vagabonds habitués à coucher dans les terrains vagues durant l'été; tous connaissaient cette maison, où l'on trouvait un lit, pour dix centins, ou où l'on mangeait à sa faim, pour quelques sous." (Le Monde Illustré, 26 janvier 1889)

Publicité de la cantine Joe Beef
L'ordre, 26 novembre 1870

Viande, pain et fromage mature

"Le menu de Joe Beef n'a aucune similitude avec celui des autres restaurants de la ville. La carte du déjeuner ressemble à celle du dîner et celle du souper est absolument semblable aux deux autres. Jambon fumé, boeuf salé ou bouilli, du fromage fort et du pain. Pour cinq cents, les habitués en mangent à bouche que veux-tu. Les pensionnaires, moyennant 10 cents, ont le couvert et le déjeuner." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

"Au fond de la cantine, il y avait le plus gros amoncellement de pain qu'on pouvait trouver à Montréal. Joe Beef achetait tout ce qu'on pouvait lui apporter de pain chaque jour. (...) Il achetait tous les jours 200 livres de viande. Il ne refusait jamais un repas à un pauvre." (La Patrie 22 mai 1938)

McKiernan semble particulièrement fier de sa sélection de fromages. Ses annonces publicitaires mentionnent souvent "fromage grouillant" ou "cheese in full marching order"! "Il nous montra ensuite une trentaine de fromages qui avaient subit les outrages du temps, des fromages grouillants, exhalant une odeur des plus fortes." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

Beaucoup d'alcool

L'alcool coule à flot à la cantine de Joe Beef: "Les habitués de la cantine absorbent en moyenne le contenu de huit barriques de bière par semaine. Chaque barrique contient soixante gallons, soit en tout 480 gallons qui donneraient 7200 verres à 5 cents. D'après ce calcul, la vente de bière seule dans la cantine de Joe met $360 par semaine dans sa caisse. Le débit des autres boissons est à peu près égal." (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876). 

En parcourant les journaux de l'époque, on constate que McKiernan a dû payer une amende pour avoir vendu de l'alcool un dimanche (The Daily Witness, 22 août 1872) , pour avoir vendu de l'alcool à un mineur âgé de moins de 16 ans (The Evening Star, 6 mars 1872), etc.

Le dortoir

Le dortoir est situé au troisième étage. Environ 125 couchettes en fer ou en bois sont réparties  dans 22 chambres. Les conversations à voix haute sont strictement interdites, et pas question de demeure au lit après 7 heures le matin.  "S'il arrivait chez lui un pensionnaire dont la propreté était plus que problématique et dont la tête était "colonisée", il lui faisait prendre un bain avant de lui permettre d'aller dans les dortoirs. Le bain était placé à l'entrée de la buvette. Après le bain, Joe Saupoudrait le corps de son pensionnaire avec une poudre jaune contenue dans une poivrière aux proportions gigantesques." (La Patrie, 22 mai 1938)

Un squelette humain!

"Au centre se trouvait, à demi masqué par les loques enfumées d'un vieux drapeau britannique, un squelette humain dont le crâne était complètement noirci par le long séjour qu'il avait fait dans la cantine. Ce squelette était vêtu d'un uniforme rouge de volontaire et portait des insignes d'Odd Fellows. Joe Beef prétendait que ce squelette était celui d'un de ses anciens clients, un prêcheur de tempérance, qui s'était noyé dans les eaux du canal Lachine. Sur l'une des appliques du gaz, il y avait un autre fragment de corps humain tout couvert de crasse. Le cantinier disait que ces ossements avaient appartenu à feu sa belle-mère." (La Patrie, 22 mai 1938)

La ménagerie

Le rez-de-chaussée comporte également une ménagerie où résident quelques animaux sauvages: trois ours, deux "chats-tigres", un bison capturé dans les plaines du Nouveau-Mexique, un petit singe...

Publicité de la Cantine Joe Beef présentant quelques-uns des animaux:
Wildcat Jinney, Buffalo Tom, Big Bear Joe et Poor Little Minney
(Musée McCord Stewart Montréal) 

Au moins un des ours buvait une quantité appréciable de bière, au grand plaisir des visiteurs.

Le Daily Witness du 7 avril 1873 rapporte qu'un dénommé Walter Sherman a été hospitalisé après avoir été gravement blessé par l'ours de Joe Beef.  

La Patrie du 22 mai 1938 parle d'un visiteur originaire de Toronto dont le nez aurait été en partie arraché par un des chats-tigres.

La Presse du 29 avril 1889 rapporte que suite à la mort de Joe Beef, le détective Joseph Gladu a dû abattre ses trois ours, jugés "inutiles et dangereux".

Un colosse au grand coeur

Pour en revenir à Charles McKiernan lui-même, on mentionne souvent sa force herculéenne:

"Joe a un torse magnifique et ferait un excellent modèle pour les formes plastiques.  Le négligé de sa toilette, un pantalon en coutil retenu par une ceinture militaire, une chemise blanche dont les manches sont retroussées jusqu'au milieu de l'humérus, nous laissaient voir le développement extraordinaire de ses muscles. " (La Gazette de Sorel, 21 mars 1876)

"On peut constater la force de Joe Beef par ce fait de notoriété universelle. Un jour Joe Beef parlait à son préposé au bar; un client faisait du chahut; sans le regarder, sans discontinuer de parler au préposé, Joe atteignit le client coléreux et l'envoya au pays des rêves rien qu'à lever le bras. Puis il continua à parler, sans même regarder sa victime." (La Patrie, 22 mai 1938)

Ce colosse pouvait se montrer violent  (L'Evening Star du 23 octobre 1873 rapporte qu'il a dû débourser une amande de $10 après avoir battu un de ses employés), mais il pouvait également faire preuve d'une grande générosité.  Par exemple, en 1877, pendant la grève des ouvriers du Canal Lachine, il avait offert gratuitement 3000 gros pains et 500 gallons de soupe pour nourrir les grévistes.

"Sous une apparence grossière, le dompteur de bêtes sauvages avait un coeur d'or. C'était un philanthrope, que pleurent aujourd'hui des milliers de malheureux, d'êtres dépravés, de misérables abrutis, dont la reconnaissance et les meilleurs sentiments se ravivaient pour leur protecteur. Il savait un ascendant magique sur cette population dangereuse et, au milieu de l'établissement où se faisait la gargotte commune, Joe régnait comme un roi." (La Presse, 16 janvier 1889)


Yves Pelletier


D'autres personnages québécois hors du commun:

  • Le géant Beaupré qui mesurait 7 pieds et 8 pouces
  • Le Dr. Henri-Edmond Casgrain: dentiste, inventeur, et propriétaire de la première automobile à rouler dans les rues de Québec.
  • Pauline Garon: née à Montréal, vedette de nombreux films de Hollywood à l'époque du cinéma muet.
  • Howie Morentz, hockeyeur des Canadiens de Montréal, décédé prématurément à la suite d'une blessure.